Offre et demande : Une pinaillerie

Kevin Carson. Article original: “Supply and Demand:” A Quibble, 20 mai 2019. Traduction française par Éléazar.

À l’Institut Hampton, Shi Sanyazi soutient que « Le prix du logement est déterminé par le rapport de classe et le profit, et non par « l’offre et la demande » » : En verité… notre condition en tant que locataires est déterminée par l’équilibre du pouvoir de classe, et non par l’équilibre de l’offre et de la demande.

Alors bien sûr, je comprends ce qu’ils veulent dire. Dans le débat économique entre la gauche et la droite, une plainte concernant le prix de quoi que ce soit – les bas salaires versés par McDonald’s ou Amazon en sont un exemple flagrant – est accueillie par une réponse condescendante de la part des « explicationneurs » de droite : « C’est le jeu de l’offre et la demande ! La gauche ne comprend juste pas l’économie, mdrr ! »

Le problème est que, en formulant l’article en ces termes, Shi Sanyazi accepte la prémisse selon laquelle il y a une sorte de contradiction entre le loyer (ou tout autre prix) étant déterminé par « l’équilibre de l’offre et de la demande » et le fait qu’il soit déterminé par « l’équilibre du rapport de classe ».

En réalité, cette contradiction n’existe pas. Que les prix soient fixés par l’équilibre de l’offre et de la demande est si évident qu’il frôle la tautologie. Dans n’importe quel marché où la formation des prix se produit sans la présence de plafonds ou de planchers de prix imposés de l’extérieur, le prix final est fixé par l’équilibre de l’offre et de la demande. Cela est vrai même dans les situations où l’offre ou la demande elles-mêmes sont déterminées par le rapport de classe.

La capacité de déterminer l’offre ou la demande est une facette du pouvoir de classe. Prenons l’exemple classique de la tarification monopolistique : un homme habillé en guenilles, mourant de soif, se traîne à travers le désert à quatre pattes jusqu’à un stand où de l’eau est vendue à 1000 dollars le verre. Le prix est fixé par l’offre et la demande ; le problème est que, bien que l’utilité marginale du premier verre d’eau soit pratiquement infinie pour l’homme mourant, l’offre d’eau est entièrement sous le contrôle de la personne qui possède le stand.

Dans « La Théorie Positive du Capital », l’économiste autrichien Eugen von Bohm-Bawerk illustre le processus de formation des prix par la rencontre entre les offreurs et les demandeurs. Lorsque ces offreurs et demandeurs se rencontrent, compte tenu des conditions immédiates de l’offre et de la demande pour un bien à un moment donné, ils se regroupent en paires marginales, chacune composée d’un acheteur et d’un vendeur. Mais le processus se complique lorsque le nombre d’acheteurs et de vendeurs est inégal. Si le prix d’un bien est trop élevé, le nombre de vendeurs dépassera le nombre d’acheteurs. S’il est trop bas, le nombre d’acheteurs dépassera le nombre de vendeurs. S’il reste des acheteurs insatisfaits qui n’ont pas trouvé de vendeur, le vendeur augmentera probablement le prix à l’avenir afin que la quantité demandée soit égale à la quantité offerte. Et l’inverse se produira s’il reste des vendeurs insatisfaits ; la prochaine fois, ils factureront probablement un prix inférieur.

La fonction du monopole – les droits de propriété artificiels et les pénuries artificielles imposées par l’État – est de protéger, pour ainsi dire, les acheteurs de main-d’œuvre ou les propriétaires d’unités de location, afin qu’ils n’aient pas à se livrer à un tel comportement concurrentiel. L’État capitaliste maintient l’offre d’emploi basse, relativement au nombre de personnes qui en recherchent. Quant à la terre et au logement, la nature limite elle-même leur offre par rapport au nombre de personnes qui cherchent à les louer ou à les acheter, selon la manière décrite par David Ricardo, Henry George et tous les économistes politiques classiques ; mais les lois sur la propriété de l’État ne font qu’exacerber cette rareté naturelle avec une raréfaction artificielle causée par des éléments tels que la propriété absentéiste et la privatisation des communs.

Ce que Shi Sanyazi a voulu dire – ou du moins aurait dû vouloir dire – est que, bien que le coût du logement soit déterminé par l’équilibre de l’offre et de la demande, l’équilibre de l’offre et de la demande est lui-même déterminé par les propriétaires fonciers par le biais des lois sur la propriété de l’État.

Mais leur réaction au débat de l’offre et de la demande est tout à fait compréhensible. Les libertariens de droite utilisent en effet l’argument « C’est simplement l’offre et la demande » parce qu’ils le considèrent comme une explication des bas salaires, des loyers élevés, etc., comme étant la résultante de lois économiques strictement neutres, dans lesquelles les rapports de force ne jouent aucun rôle. En réalité, réduire l’explication à un poncif tel que « l’offre et la demande » n’explique rien.

L’argument suppose que l’offre et la demande elles-mêmes sont des quantités émergeant spontanément, et que les valeurs relatives de l’une et l’autre ne sont pas déterminées par des rapports de classe. Oui, par définition, tous les prix du marché résultent de la rencontre entre offre et demande. Maintenant, la vraie question est : quels facteurs institutionnels déterminent l’offre et la demande elles-mêmes ?

Il existe une variété presque infinie de mécanismes institutionnels possibles en ce qui concerne la propriété et la distribution des richesses, et dans chacun d’entre eux, l’offre et la demande – si elles sont autorisées à se mettre en oeuvre – donneront un prix d’équilibre différent. Et, contrairement à ce que disent les habituels suspects dans les éditos de leurs sites web de libertariens de droite, aucun de ces arrangements institutionnels ne découle évidemment de la propriété de soi-même et de l’appropriation pacifique. De plus, non seulement presque aucun titre foncier actuel ne résulte d’une appropriation pacifique – le concept moderne de « propriété privée », auquel les libertariens de droite sont tellement attachés, est presque entièrement le produit d’une imposition violente de l’État.

Ainsi, « l’offre et la demande » ne nous dit rien de substantiel.

Le prix d’un médicament breveté, vendu sur ordonnance, est déterminé par l’offre et la demande. Le prix d’un médicament générique dont le brevet a expiré l’est également. Ces prix sont différents. Vous comprenez comment ça marche ? La même chose s’applique aux règles institutionnelles qui régissent la propriété et la distribution du capital, de la terre, etc.

Lorsque les gens se plaignent des bas salaires ou du montant des rémunérations des cadres supérieurs par rapport aux ouvriers manutentionnaires, ils se plaignent des facteurs institutionnels qui ont abouti à cet équilibre particulier de l’offre et de la demande d’où provient cette situation.

Alors, ne laissons pas les conservateurs, les néolibéraux et les libertariens de droite faire comme s’ils touchaient une explication du doigt lorsqu’ils disent « C’est le jeu de l’offre et la demande ».

La question qu’on devrait se poser, une fois qu’on a dépassé ce leurre, est la suivante : quelles règles devraient régir la propriété et le transfert de la terre, des idées, des entreprises et d’autres formes de propriété ? Si on établit correctement ces règles, l’offre et la demande se réguleront d’elles-mêmes.

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