Le spectre de l’idéologie colonialiste

Par Dawie Coetzee. Article original: The Long Shadow of Colonialist Ideology, 16 octobre 2022. Traduction française par Éléazar Duhot.

Dans le discours politique sud-africain actuel, il est tragique de constater à quelle fréquence des éléments de l’idéologie colonialiste resurgissent dans les arguments des personnes qui s’efforcent le plus de montrer qu’ on ne peut pas démolir la maison du maître avec les outils du maître [En référence à un discours de la poétesse Audre Lorde prononcé pendant la Second Sex Conference en 1979, NdT], tragique parce que j’aimerais qu’ils aient raison ! La métaphore est absurde en elle-même : le nom gravé sur le manche d’une massue n’a aucun effet sur sa capactié à abattre un mur porteur. Supposer qu’il y a là une pertinence nécessaire, c’est passer à côté de l’intention précise de l’expression, à savoir que les outils du maître sont ici analogues aux complexes et aux structures idéologiques, façonnés et conçus pour accomplir leur fonction oppressive spécifique, et uniquement celle-ci. Car l’idée même que tout ce qui concerne le maître porte son essence unique et exclusive est elle-même l’un des outils du maître, et en fait l’expression l’inclut.

Par exemple, j’ai rencontré des personnes dont je soupçonne qu’elles sont convaincues que les gens sont génétiquement prédisposés à parler une langue plutôt qu’une autre, que l’injustice inhérente à l’imposition institutionnelle de langues dans lesquelles les gens ne se sentent pas à l’aise n’est pas un non-respect des circonstances découlant de leurs histoires spécifiques d’isolement et d’oppression, mais un rejet de leur essence génétique. L’accusation devient alors non pas celle de perpétuer un mode injuste, mais de favoriser une “race” au sens le plus littéral et fasciste du terme.

Au cours de l’année écoulée, j’ai également de plus en plus souvent été confronté à une position sur l’invasion russe de l’Ukraine qui va bien au-delà des poncifs habituels des tankies sur les médias mainstream et la propagande de la CIA. La logique semble être la suivante :

1. L’Union soviétique et le régime de Poutine sont des incarnations d’une même entité, c’est-à-dire d’une essence ethnique russe éternelle ;

2. Cette essence russe  a fait preuve de bienveillance à l’égard des luttes anticoloniales africaines, et donc à l’égard d’une essence ethnique africaine éternelle, pendant les années Brejnev ;

3. Par conséquent, l’essence ethnique africaine éternelle est redevable envers l’essence ethnique russe éternelle, ce qui place les Africains dans une obligation éthique-ethnique de soutenir Poutine.

L’ironie est que cette allégeance indirecte à l’Union soviétique est construite, non pas en s’appuyant sur un marxisme supposé de l’Union soviétique, mais en sur  un ethnonationalisme qui est certainement antithétique au marxisme.

Le fil conducteur de ces anecdotes est une croyance en des entités ethnico-culturelles mutuellement indépendantes et autosuffisantes, dont les individus sont présumés être de simples projections semi-réelles. Je crains que cela ne soit un socle métaphysique anthropologique  plus répandu dans la société sud-africaine que ce que les apparences laissent penser. Même parmi les voix raisonnables et mainstream, il arrive parfois qu’une remarque anodine ou un commentaire sans importance prenne tout son sens uniquement grâce à cette croyance.

D’où vient cette croyance ? Je me méfie de qualifier les gens de “lobotomisés” ou de “moutons” : j’évite toute suggestion selon laquelle les gens sont incapables de se forger leur propre opinion, alors qu’une partie importante de ma position est précisément que les gens sont parfaitement capables de forger leur propre opinion, et qu’ils le font d’ailleurs en permanence. En même temps, je suis insatisfait de constater que cette croyance représente une sorte de position par défaut, concernant les humains en général ou pour les Africains en particulier : elle est trop caractéristique d’un moment précis de l’histoire des idées. Je serais tout à fait réticent à répondre à la question, si ce n’était pour ma propre expérience du discours politique comme une chambre de résonnance des Blancs dans l’apartheid en Afrique du Sud, où la croyance en des entités ethnico-culturelles mutuellement indépendantes et autosuffisantes représentait un socle métaphysique anthropologique omniprésent.

Je me souviens des débats de cette époque. Tout tournait autour de “Comment une nation peut-elle espérer s’épanouir ?” et “Comment une race peut-elle espérer survivre ?” L’idée selon laquelle les nations ou les races sont les véritables sujets de l’histoire, un angle plus proche de Lukács que de Hegel, était très largement diffusée. Le mot même d’apartheid – littéralement “séparation” – résume l’idée d’entités ethnico-culturelles autonomes et imperméables, à la fois une nécessité anthropologique et une finalité historique bancale. Ma propre compréhension embryonnaire de la société en termes de relations structurées entre des personnes était accueillie avec une incompréhension totale.

Il est significatif que les deux guerres anglo-boers de 1880-1881 et 1899-1902 soient souvent appelées les “Vryheidsoorloë”, ou Guerres de la liberté, dans le contexte des Afrikaners blancs. “Liberté” ici n’a rien à voir avec la capacité d’action d’un agent humain, mais concerne uniquement l’élimination de l’hégémonie de l’Empire britannique sur le processus d’“émergence nationale” des Afrikaners blancs. Dans ces termes, il est donc axiomatique que les bottes doivent toujours être léchées : peu importe si “certainement dans n’importe quel État réussi”, les gens se font botter les dents, mais seulement qui donne les coups de pied et à qui appartiennent les dents. La liberté devient incompréhensible sauf en tant que “notre dictature totalitaire à nous”.

La cristallisation du nationalisme blanc afrikaner après les guerres anglo-boers, qui a finalement conduit à la philosophie de l’apartheid et à la plateforme qui a porté le Parti National au pouvoir en 1948, s’est inspirée non seulement du même climat intellectuel hégélio-nietzschéo-wagnérien sur lequel s’appuyait le développement contemporain du nazisme en Allemagne, mais aussi les constructions idéologiques coloniales européennes antérieures. L’idée d’entités ethnico-culturelles autonomes et imperméables est étroitement liée à l’idée largement britannique d’une “Afrique profonde et sombre”, qui permettait aux Européens de mener des explorations ad hoc à des fins diverses en les présentant comme une découverte, une “ouverture à la lumière” motivée par l’impérialisme colonial européen.

Cette idée exigeait une compréhension anhistorique de l’Afrique précoloniale, unifiée dans son isolement par rapport au reste du monde (peu importe qu’elle soit homogène ou non à l’intérieur) : il fallait que l’Afrique soit comprise comme une “chose” cohérente, fondamentalement et éternellement séparée du monde. Il était nécessaire que la nature fondamentale de l’univers change à Gibraltar, au canal de Suez et au Bab-el-Mandeb, et que des choses comme la gravité et le comportement de la lumière soient différentes de ce côté-ci. L’idée d’une territorialité ethnique éternelle – que ce sang est lié à ce sol – était donc une idée coloniale centrale, comme en témoignent les efforts coloniaux visant à imposer des notions d’État-nation à des populations assujetties, bien que ces notions remontent probablement à l’ère coloniale elle-même. “L’Orient est l’Orient, l’Occident est l’Occident et jamais ils ne se rencontreront.” (bien que, d’après les lignes suivantes, il soit clair que Kipling ne faisait pas ici une proclamation, mais décrivait une attitude courante à son époque). Nous en sommes encore souvent à une “Occident” unitaire, une chose où on trouverait des calculatrices de poche et de la glace, en contraste non seulement avec un “Orient” qui est un tapis de riffs orientaux et de gongs allant du Bosphore à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, mais aussi avec l’Afrique. Il était nécessaire que “l’Afrique” et “l’Africain” deviennent des vérités fondamentales et éternelles, essentielles à la nature la plus fondamentale de la réalité ; de même que “l’homme noir” et “l’homme blanc”, “l’Europe” et “l’Européen”, et bien d’autres catégories encore. Cela convient à l’idée que toutes les personnes agissent nécessairement principalement dans l’intérêt de “leur propre genre”. La revendication axiomatique d’une essence éternelle nie tout contexte historique. Elle permet des projections insouciantes de son propre contenu idéologique, conduisant à des énormités historiques qui, hélas, sont dures à cuire. Il y a à peine une semaine, j’ai rencontré l’affirmation selon laquelle Jésus aurait fondé l’Empire romain pour assurer la suprématie de la race européenne : mais cette affirmation était-elle en faveur ou en défaveur du colonialisme ?

Ce n’était rien de moins que de construire le monde, associé par la suite à un space opera : la construction d’un univers entier de telle façon que les programmes des bâtisseurs d’empire moustachus britanniques se révèlent fondamentalement nécessaires en lui – et présentés avec une telle force que cela est devenu la vision du monde de générations successives.

C’est cet environnement métaphysique qui a permis au Parti National de maintenir un système de parti dominant pendant 46 ans. En reformulant toutes les questions politiques non en questions de “quoi” ou “comment”, mais en questions de “qui”, en modifiant le discours pour qu’il ne porte plus sur ce qui constitue une condition souhaitable et sur ce qu’il faut faire pour l’atteindre, pour en faire une seule pour déterminer quels intérêts doivent être servis par quelque moyen que ce soit, le PN a pu se définir comme la représentation nécessaire, voire même la manifestation politique directe et très littérale, de la prétendue “nation” afrikaner blanche. En présentant un vote contre le PN comme un vote contre “la nation”, le succès électoral pouvait être entièrement découplé de la performance administrative ou économique tant qu’une majorité de l’électorat blanc s’identifiait aux Afrikaners.

Je suis donc convaincu de pouvoir retracer la persistance actuelle de cette métaphysique anthropologique dans la société sud-africaine à un courant intellectuel qui traverse l’idéologie de l’apartheid jusqu’à l’idéologie colonialiste qui l’a précédée. Dans quelle mesure l’idéologie colonialiste détermine-t-elle la métaphysique implicite par défaut, tacite, de la culture sud-africaine aujourd’hui ? Dans quelle mesure l’empreinte de l’idéologie colonialiste est-elle profonde ? Quelle est l’étendue de son spectre ? Parmi toutes les défaillances de l’ANC depuis son accession au pouvoir en 1994, celle que je suis le moins enclin à pardonner est leur refus de démanteler activement cette métaphysique et, au lieu de cela, leur exploitation explicite de celle-ci pour leurs propres fins électorales. Car le discours est aujourd’hui exactement le même, jusqu’au hypothèses les plus fondamentales, qu’en 1975.

Il est sans doute raisonnable de s’attendre à ce que la majorité sud-africaine, bien qu’elle se soit violemment vue exclue de la participation au discours politique pendant les années d’apartheid, ait néanmoins été profondément affectée par celui-ci, simplement en ayant vécu dans un environnement imprégné d’une idéologie colonialiste et en étant bombardée pendant des décennies avec ses idées fondamentales ? C’est ici que nous trouvons une faille, car l’idée même d’entités ethniques et culturelles autonomes et imperméables implique que les gens pensent en termes d’idées ethniquement spécifiques déterminées par leur génétique, comprises comme existant séparément d’un contexte général. Il nie l’idée de l’échange culturel, sans parler de l’idée que l’échange culturel est universel, abondant dans sa portée, et central à la mécanique de la culture même.

Ayant grandi dans un contexte où la croyance par défaut est que vos idées proviennent de vos gènes, il devient très difficile de ne pas simplement accepter que cette croyance elle-même provient de votre génétique. Il devient presque impossible donc de la remettre en question. C’est comme si l’idéologie colonialiste vous conduisait à travers une porte qui devient invisible une fois que, l’ayant franchie, vous vous retournez pour regarder derrière vous. Quelle idée génialement malsaine ! Car elle nous a laissés aujourd’hui avec un mouvement anti-colonial impregné dans des idées développées spécifiquement pour permettre et faciliter le colonialisme, désireux de défendre “l’Afrique profonde  et sombre” contre sa propre histoire cosmopolite.

L’idéologie colonialiste nous a convaincus non seulement que les outils du maître ont vraiment été uniquement les nôtres pour toute l’éternité, mais elle nous a également convaincus qu’une vaste gamme d’outils qui n’ont rien à voir avec le maître sont réellement les siens. Est-il étonnant que la maison du maître continue d’être reconstruite ?

Nous devons dépasser cela. Nous devons prendre du recul, nous frotter les yeux, et voir le monde qui émerge des développements récents dans les études historiques et anthropologiques. Au lieu de “l’Afrique profonde et sombre”, l’image qui ressort est celle d’une Afrique qui a toujours été en communication avec le reste du monde, qui a toujours appris et enseigné, dont les frontières ont toujours été floues et poreuses. N’est-ce pas une bien meilleure revendication pour les Africains ? Car c’est une revendication, partagée, sur le monde entier.

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