Par Håkan Geijer. Article original: The Economic Bandwidth Problem. Traduction française par Leuk.
Ces trois dernières décennies, on a assisté à un regain de popularité pour des approches de gauche, non-marchandes, de l’organisation économique. Ce renouveau est le résultat d’une convergence de facteurs, notamment le fait qu’avec la chute de l’union soviétique et l’omniprésence du capitalisme qui s’en est suivis la gauche économique a été libérée de la réalité matérielle. En effet cette dernière n’est plus contrainte par une ligne de parti et est donc un peu plus libre de théoriser comme elle le souhaite. Un autre facteur en jeu est l’ubiquité de l’informatique et des démonstrations évidentes de ce dont elle est capable. Les réelles réussites en matière de coordination que nous avons vu sous le capitalisme ont amenés certaines à croire qu’un tel système pourrait être réorientés à des fins socialistes.
Le socialisme d’État à planification centrale présenté par Paul Cockshott et Allin Cottrell dans Towards a New Socialism et l’économie participative, ou Parecon, décrite par Michael Albert et Robin Hahnel dans plusieurs de leurs livres sont les deux modèles les plus populaires de systèmes économiques non-marchands.
Malgré ce désir plus intense, à gauche, pour un nouveau système économique, très peu de personnes réfléchissent réellement à comment il pourrait fonctionner. Une part du problème est qu’on a jamais vu une version fonctionnelle d’aucun de ces deux systèmes, donc la Gauche comme la Droite ont peu de raisons d’en avoir quelque chose à faire d’à quoi ces systèmes ressembleraient. Ils existent uniquement en tant que concepts abstraits, distants pour la plupart des gens. Cependant leur popularité grandissante demande quelques considérations.
La réponse typique d’une perspective pro-marché c’est de réfuter ces solutions en leur opposant la formulation Hayekienne du problème du calcul économique. Cependant bien que la formulation de Hayek soit en grande partie correcte, elle n’est pas particulièrement adaptée à l’Ère de l’Information. Étant donné que la théorie de l’information, la cybernétique et les sciences de l’informatique étaient des domaines peu peuplés au moment où Hayek écrivait, c’est normal que ce dernier n’utiliserait pas leur langage pour décrire le problème du calcul. Ainsi un des gros problèmes de sa formulation c’est son langage archaïque. En commençant par le nom lui-même – le terme « calcul » implique que le problème de calcul économique a à voir avec un manque de capacité de calcul.
Cependant ce qui est central au problème de calcul économique aujourd’hui ce n’est pas le manque de capacité de calcul, même si c’est certainement un problème. C’est plutôt le manque de bande-passante. On peut avoir toute la capacité de calcul au monde et ça ne changera pas grand-chose si les variables qu’on utilise sont déconnectées de la réalité. Garbage In, Garbage Out.
La raison pour laquelle la bande-passante est un problème c’est que la complexité de notre expérience subjective est fortement compressée quand on communique. Compresser ce que l’on veut dire et le traduire en mots ne permet pas de communiquer toute la complexité de nos expériences. Le signal souffre de quelque dommage supplémentaire de la part de l’individu qui reçoit l’information quand le sens de la phrase est déformé ou perdu durant la traduction. Même celleux capables de communiquer plus efficacement ne voient que de petites améliorations en termes de bande-passante et ainsi n’atteignent pas la totalité de ce qui est nécessaire à transmettre l’information requise à ce que des économies non-marchandes fonctionnent.
Dans une certaine mesure, les marchés aussi échouent à faire cela. L’hypothèse du marché efficient échoue souvent à cause de la complexité de calcul en question. Cependant ces défaillances de marché sont bien plus gracieuses, étant donné qu’elles ont des mécanismes internes qui exploitent la subjectivité individuelle au lieu d’essayer de l’effacer.
Mais la distinction entre calcul et bande-passante est essentielle car les enjeux sont bien plus importants que de simples problèmes économiques. En effet toute analyse sociale revient à la question de la bande-passante. Une immense part de l’analyse des questions féministes, queers ou raciales est fondée sur la subjectivité de l’individuel et l’inhabilité pour une personne de facilement comprendre l’autre. En effet le manque de bande-passante interpersonnelle explique beaucoup de choses : le succès des tactiques asymétriques dans un conflit, les problèmes de bureaucratie, les gains à tirer du fait de donner de l’autonomie aux travailleur.euses, les problèmes des modes de décisions démocratiques et autocratiques, les bénéfices de l’autodidactisme. Toutes ces dynamiques illustrent les manières avec lesquelles les individus acquièrent et utilisent de l’information qui est parfois très difficile à communiquer directement. Le problème des limitations de bande-passante veut dire que l’individualisme autonome l’emporte sur le collectivisme consensuel et les structures hiérarchiques tout simplement parce qu’il est plus apte à traiter l’information et à agir sur la base de cette information efficacement.
Enfin le problème de la bande-passante expose la tension fondamentale qui rôde dans la Gauche et la Droite. Les deux factions ont des analyses qui se basent sur un sujet qui est limité dans ses communications, et qui reconnaîssent la subjectivité dans certaines sphères – pour celleux à gauche dans la sphère sociale et pour celleux à droite dans la sphère économique. Mais en même temps elles nient l’importance de la subjectivité des autres et imposent ce déni par la force. La planification centrale reste de la planification centrale, peu importe qu’elle soit économique ou culturelle. L’effondrement d’institutions du 20ème siècle comme l’URSS ou le conservatisme social face à des alternatives plus fluides n’est pas le résultat de malfaisances de la part de cabales de marxistes culturels / agents de la CIA mais plutôt la conclusion logique de ce qu’il se passe quand un système fragile et rigide entre en contact avec un système dynamique complexe.
Les mouvements sociaux victorieux du 21ème siècle seront ceux qui combattent depuis une position de force en faisant de la subjectivité individuelle un atout à utiliser plutôt qu’un problème à mitiger. N’importe quelle autre approche serait un combat contre les réalités informationnelles de base de notre univers. Seule une politique sans compromis construite sur ce fait peut éviter de tomber dans un relativisme myope pour qui la subjectivité dans un domaine peut être ignorée tout en la défendant fermement dans un autre. Des politiques avec ces contradictions en leur sein ont peu de chances de durer sur le long-terme étant donné que les aires qu’elles évitent vont devenir des espaces de résistance retenus uniquement par la force.