Anti-engels (ou Aktion Anti-Anti-Duhring)

Par William Gillis. Article original : Anti-Engels (or Anti-Anti-Duhring Aktion), 5 novembre 2021. Traduction français par Leuk.

Ces dernières années ont vue la résurrection d’une scolastique marxisante de Grand Homme de l’Histoire qui se concentre sur certains Textes Fondamentaux (accessibles) de prétendus génies, et qui rejette tous les trucs compliqués qui sont arrivés depuis leur publication, en tout cas tout ce qui est arrivé ces dernières décennies. Cette pulsion est le résultat d’une foule accourant pour rejoindre la gauche radicale qui compte en son sein de nouvelles recrues qui ne sont pas intéressées par le fait d’assimiler les conversations existantes. Ce qui fait qu’un « retour vers les classiques » sert la fonction d’un tour de passe-passe pour les différents gatekeepers et gardiens du savoir ainsi qu’une réduction des listes de lecture requises. Cela permet également aux gens d’utiliser des archives historiques digitales par eux.lles mêmes, sans avoir grand besoin d’une immersion dans des situations sociales. S’embarquer dans l’anarchisme et ses connaissances tacites, expériences préfiguratives et discours diffus partagés à travers des réseaux d’édition/circulation de zines a toujours été un processus s’étendant sur plusieurs années.

S’embarquer dans les processus du marxisme académique – malgré sa structuration hiérarchique – est tout aussi demandant en terme d’investissement. Et ainsi construire et attribuer une pertinence immortelle à des figures historiques anciennes est la seule option pour ceux.lles cherchant à s’établir tout en évitant les vivant.es, pour ne rien dire des vivant.es du dernier siècle. Si le marxisme a toujours été enclin à l’exégèse et à un culte de la personnalité embarrassant, ces tendances ont été suralimentées.

Je me fous des problèmes en interne des marxistes, mais tout ça a mis les anarchistes dans une position étrange. Même s’il y a des textes tout aussi poussiéreux vers lesquels on peut se tourner pour une réponse, comme « Étatisme et Anarchie », et d’innombrables textes répondant principalement aux bolchéviks, peu d’anarchistes modernes ont écrit des réponses écrites directes à Marx et Engels. La critique anarchiste du marxisme durant le conflit entre les deux camps est une vaste galaxie, mais même des exemples concentrés tels que le livre « On Marx » d’Alan Carter tiennent inévitablement compte de la large diaspora et production continue et faramineuse du « marxisme », dont la majeure partie n’est pas pertinente à ceux.lles qui ignorent intentionnellement tout ce qui pourrait intéresser leurs ainé.es vivant.es. Pareillement, même des combats éculés sur la TVT1 et les particularités de l’analyse de Marx de la plus-value ne semblent pas vraiment intéresser cette nouvelle génération. Les critiques par Graeber, ou Bichler&Nitzan, les reformulations par Carson, même les critiques par les Marxistes analytiques comme Roemer sont mortes à l’arrivée. A la place, nous nous retrouvons avec un évangélisme obstiné qui demande que l’on réponde ligne-par-ligne à des textes qui sont dépassés depuis un siècle et demi.

Le piège a deux versants : le premier est que le canon de Marx et Engels (un peu moins Lénine, et al) est vaste, et du coup n’importe quel débat directement textuel se dissout en un ping-pong de références bibliques et d’interprétations tortueuses. Le second est que Marx a été en quelque sorte transmuté en divinité tutélaire originelle et définisseur de la gauche, du communisme, du socialisme, etc.

S’opposer à Marx, sans se prosterner et signaler à l’intra-groupe à travers quelques paragraphes d’écriture revient ainsi à s’opposer à La Bonne Chose. Sans même pointer du doigt à quel point tout ceci est profondément anhistorique, l’image de marque de Marx s’est maintenue. Il est devenu une figure emblématique de la lutte des classes, l’égalité, la libération, etc. Tout ce qui n’est pas Marx est, par définition, libéral. Alors que les anarchistes condamnent joyeusement Proudhon ou Bakounine comme des figures de leur temps, limitées et compromises, les marxistes ne peuvent pas faire de même pour Marx. Et donc n’importe quelle critique directe de Marx va inévitablement mobiliser des légions de défendeur.euses à écraser la critique par le simple volume de leurs réponses – même si ces réponses se contredisent les unes les autres. Des opinions anarchistes standards telles que « ça aurait été cool si Marx s’était fait assassiné » sont, tout simplement, irrecevables.(https ://crimethinc.com/zines/emmanuel-barthelemy)

Comment atteindre ces gens ? Comment raviver ou enrichir une conversation aussi brisée, comment mettre ces personnes au courant du dernier siècle et demi ? C’est à nous de trouver une faille dans cette armure. Une manière directe d’adresser ces textes fondamentaux, et ce plus ou moins dans le même langage et style tout en évitant autant que possible le contrecoup qui viendra de la part de l’univers marxiste étendu.

Heureusement il est au moins généralement admis dans les cercles de marxistes de salon qu’Engels était un idiot incompétent, le sugar daddy himbo de Marx, qui servait comme source de classe-ceci et vulgaire-cela, le Paul qui corrompit la parole immaculée du Messie dès le commencement.

Engels a fonctionné de temps en temps comme une sorte de valve de pression dans la longue guerre entre anarchistes et marxistes. Ly marxiste érudit.e éclairé.e qui souhaite prétendre que les projets et traditions du marxisme et de l’anarchisme ne sont pas fondamentalement en conflit, prend gentiment ly jeune anarchiste à la réunion du syndicat par le bras et lui murmure « T’as vu le gars là-bas ? il a dit des trucs sur ta mère », avec l’espoir qu’une bonne critique de « De L’Autorité » peut détourner l’attention vers autre chose que Marx le snitch-jacketer raciste, tyran en herbe dont les critiques de Proudhon et Bakounine sont tellement à côté de la plaque qu’il est dur de ne pas en rire. Non, Engels est le bouc émissaire sûr. C’est pas nommé le « Engels-isme » après tout, toute l’affaire ne repose pas sur sa réputation. Merde, c’est littéralement un Kautsky ! Juste un fan ! J’ai entendu dire que Marx n’avait jamais été intéressé par Morgan, jamais même rencontré le matérialisme dialectique ! Tout ça c’était juste cet abominable abruti d’Engels !

Mais il est d’usage de ne jamais refuser un point de retraite à son adversaire. Les critiques directes de Marx sont des menaces existentielles aux « marxistes ». Et donc, sous la pression démocratique, toute critique du Messie est condamnée à être noyée par des essais fanfarons sans fin et des réponses dédaigneuses – quand ça ne mobilise pas une mise à l’index studieuse et silencieuse. De plus, Il y a une véritable galaxie de contenu « marxiste » prenant toutes les positions possibles et imaginables sur Marx en anticipation de n’importe quelle attaque – pour rendre possible des retraites respectables et répliquer que toutes les particularités n’ont pas été adressées. Par cette transmutation, Marx devient l’intégralité de la conversation marxiste, ou n’importe quel coin nécessaire, du marxisme analytique à l’écoféminisme matérialisme, du deleuzianisme à la théorie de la valeur. Et bien sûr toute la conversation peut-être transmutée vers la divinité tutélaire quand le besoin s’en fait sentir.

Ly marxiste essayant de détourner l’anarchiste pour qu’iel frappe Engels ouvre la voie vers une manière plus efficace d’attaquer Marx. Comparé à comment iels traitent Marx, peu de personnes diront qu’Engels « ne veut pas vraiment dire X. » Engels, le populariseur grossier, le hype-man, le constructeur scientifiquement analphabète de grandes téléologies, on ne peut s’attendre qu’à ce qu’il s’emmêle les pinceaux, qu’il dise directement ou explicitement ce que Marx est trop adroit pour dire sans déni ou bien trop perdu dans les nuages, à l’écart de l’espace pratique des idées, pour même les considérer.

« De L’Autorité » d’Engels est le texte classique sur lequel les anarchistes s’acharnent, mais c’est un peu une sorte de texte de Rorschach car par exemple les anarchistes rouges ont tendance à se focaliser sur le fait que certaines formes de Démocratie ne sont pas autoritaires ou pas du tout comme un état (en général iels disent des absurdités) et les anarchistes verts ont tendance à rejeter les fondements des exemples qu’Engels propose par leur rejet de la technologie (tant pis pour la liberté comprise comme un ensemble d’options j’imagine). L’approche anarchiste la plus consistante est de reconnaître que la technologie peut nous amener plus d’options, ou plutôt plus de liberté physique, mais que pour ça les formes de production technologique doivent être décentralisées à tel point qu’il n’y a pas besoin de commandement collectif ; un développement technologique solide mènerait à des formes de production plus artisanales avec des relations fluides individualisées, bien loin de la pataude production de masse des usines.

Mais ce focus sur les exemples managériaux limités dans « De L’Autorité » tendent à passer à côté de problèmes plus forts entre les anarchistes et les marxistes sur ce que sont l’État et le pouvoir, plus généralement.

De bien des manières je pense qu’Anti-Duhring est un texte plus pertinent car Duhring lui-même, même s’il n’est pas anarchiste, se concentre sur des questions d’éthique et de force. L’anarchisme, comme d’innombrables observateur.ices l’ont noté.e, est un discours sur l’éthique et les micro-racines du pouvoir, tandis que le marxisme est un discours sur la politique qui s’amorce en termes de grandes macro-structures ou forces. Et la critique anarchiste de l’État n’est pas l’objection marxiste tiède qu’il s’agit pour le moment d’un outil des capitalistes, mais plutôt la critique bien plus fondamentale qu’une institution de violence centralisée crée des incitations perverses pour intensifier à la fois Centralisation et Violence.

Des anarchistes révolutionnaires ou insurrectionnistes naif.ves sont souvent rapidement poussés dans un repli par les marxistes qui veulent réduire toutes formes possibles de violence révolutionnaire à la même chose et suggèrent que les critiques anarchistes de l’État en termes de sa violence vont forcément nous pousser dans une position de pacifisme sans pertinence. Des pressions similaires sont appliquées quand l’influence causale et la domination sont confondues. Dans un tel contexte, la substance de l’analyse de bas-en-haut du pouvoir et des réelles critiques morales anarchistes s’en retrouvent perdues.

Ainsi Anti-Duhring, avec son rejet dédaigneux des considérations de moralité et de force, procure sans doute la meilleure opportunité de se focaliser étroitement sur certaines différences fondamentales des analyses de l’anarchisme et… de ce charlatan inutile Engels, et définitivement pas du marxisme comme tradition plus large.

Pour commencer à faire ressortir ces différences je veux faire ressortir l’affirmation, exprimée le plus directement dans Anti-Duhring, que l’établissement du capitalisme n’était pas basé dans la force ou le pouvoir politique, mais était intrinsèque à la propriété et l’échange. Ceci est la tension récurrente qu’Engels avait avec les anarchistes :

« Tandis que la grande masse des ouvriers social-démocrates considère avec nous que le pouvoir de l’État n’est rien d’autre que l’organisation que les classes dominantes – propriétaires fonciers et capitalistes – se sont donnée pour défendre leurs privilèges sociaux, Bakounine maintient que l’État a créé le capital, que le capitaliste ne détient son capital que par la grâce de l’État. En conséquence, comme le mal principal est pour lui l’État, il faudrait avant tout supprimer l’État et le capital s’en irait alors de lui-même au diable. A l’opposé, nous disons, nous : abolissez le capital, la concentration de l’ensemble des moyens de production entre les mains de quelques-uns, alors l’État s’effondrera de lui-même. » [Lettre, Engels à Cuno, 24 janvier 1872]

Et les anarchistes ont été plus qu’heureux.es de s’accorder sur ces termes. Comme Carson répondit de manière concise à Engels,

« Ils disent ‘abolissez l’État et le Capital ira au diable.’ Nous proposons l’inverse. »

Exactement.

L’enjeu évident est la question de déterminer s’il est possible d’avoir des marchés (des réseaux complexes d’échanges de titres sur l’usage des choses) répandus sans le capitalisme (des concentrations massives de richesse et de contrôle économique donnant à une petite classe de possédants de grands leviers contre une classe de travailleur.euses salarié.es dépossédé.es sans alternatives, le tout encadrés par une suite de normes asymétriques de propriété, d’échange, etc). Mais, au-delà de ce qui intéresserait les mutuellistes, ce qui est en jeu, c’est également le focus marxiste soi-disant vulgaire sur l’économie matérielle comme une base précédent le politique ou le culturel, pour ne rien dire de l’éthique. Et plus largement, cela nous permet de parler de questions de pouvoir, coercition et « l’Autorité » à propos de laquelle Engels se chie notoirement dessus.

LES ORIGINES NÉCESSAIRES DU CAPITALISME DANS LA FORCE

En parlant dans Anti-Duhring, de la transition vers le capitalisme et de la suprématie émergente de la bourgeoisie, Engels écrit,

« Tout le processus s’explique par des causes purement économiques sans qu’il ait été besoin d’avoir recours une seule fois au vol, à la violence, à l’État ou à quelque ingérence politique. »

Beaucoup peut dépendre d’à quel point on contorsionne la définition « d’explication » avec laquelle on veut travailler. Par exemple, une retraite dans l’absurde à travers un sophisme de motte castrale2 est une bonne manière de jouer à Qui De L’Oeuf Ou De La Poule sur l’interaction entre force, politique et « causes économiques » pour qu’à chaque étape dans la chaîne de régression infinie, on puisse survoler les particuliers introduits par chaque itération de force et mettre l’emphase sur la présence du moindre contexte ou de la moindre incitation économique.

Mais le fait principal avancé par Duhring est que le capitalisme ne peut émerger qu’à travers la force politique. Et il n’y a pas de débat sur le fait que le capitalisme existant en a comporté beaucoup – pas besoin de demander l’avis d’un.e anarchiste – Marx et beaucoup de marxistes ont reconnu que la transition vers le capitalisme a impliqué l’application d’une immense violence institutionnelle et iels ont pointé du doigt des exemples de celle-ci. Les enclosures, dépossessions, esclavages, et autres mesures pour la création globale d’une classe de travailleur.euses salarié.es déstitué.es et désespéré.es furent systématiquement soutenues par la violence. Une grande part de la fin du volume I du Capital est une étude dédiée à ça, incluant notamment une note amusante de bas de page qui cite Molinari pleurnichant sur des exemples d’un libre marché rongeant la richesse capitaliste, comme des cas en Amérique d’esclaves libéré.es dans une situation où l’État n’introduit pas de nouvelles formes de violence pour subjuguer les travailleur.euses :

« On a vu les simples travailleurs exploiter à leur tour les entrepreneurs d’industrie, exiger d’eux des salaires hors de toute proportion avec la part légitime qui leur revenait dans le produit. Les planteurs, ne pouvant obtenir de leurs sucres un prix suffisant pour couvrir la hausse de salaire, ont été obligés de fournir l’excédant, d’abord sur leurs profits, ensuite sur leurs capitaux mêmes. Une foule de planteurs ont été ruinés de la sorte, d’autres ont fermé leurs ateliers pour échapper à une ruine imminente. »

Un autre vaste compte-rendu des fondations sanglantes du capitalisme de la part d’une perspective marxiste (quoiqu’amicale aux anarchistes) est « Les Pendus de Londres » qui entre dans de bien plus grands détails dans la violence nécessaire et consciemment appliquée afin de créer une classe prête à travailler pour des cacahuètes sur une infrastructure qu’elle ne possède pas et sur la gestion de laquelle elle n’a pas son mot à dire.

Présenter cette violence systémique massive comme un épiphénomène superflu revient à créer un compte-rendu véritablement biaisé pourvus d’épicycles ballants.

Mais Engels se retrouve forcé de sous-entendre, contre toute évaluation raisonnable, que les bouleversements systémiques violents qui ont déclenchés le capitalisme étaient eux-même des spectacles Son et Lumière superflus, et que sans ces derniers il y aurait tout de même eu une transition vers les normes économiques du capitalisme.

La version la plus directe de ce scénario demande de considérer une chronologie contrefactuelle dans laquelle l’activité de marché catalysatrice dans les cités libres ou bourgs de l’Europe médiévale n’a jamais reçue l’aide massive de l’État, mais a tout de même inévitablement développée le capitalisme à travers une sorte de logique inévitable ancrée dans la forme-marchandise pré-capitaliste, ou plus précisément une lente accumulation de capital à travers l’échange déséquilibré et autres dynamiques de rétroaction à travers lesquelles les riches deviennent plus riches avant même que qui que ce soit ne devienne salarié.e à l’usine. Cette possibilité n’est pas sans quelque plausibilité lointaine, mais il y a des raisons fortes de ne pas la voir comme une conclusion inévitable.

Très brièvement : Les marchés existent depuis plusieurs millénaires dans des sociétés avec ou sans État (allant des marchés public non-régulés aux civilisations sans État de l’échelle de celle des Harappans), et à des degrés divers d’intégration ou de séparation avec les formations de violence politique. Souvent les marchés sont des terrains de résistances à la violence politique, procurant des terrains de coopération illégible3 complexe qui outrepasse la capacité de l’État à surveiller et contrôler. Les communautés et individus peuvent se retirer dans le marché pour résister à l’impôt, pour sécuriser des options et outils de survie et d’épanouissement qui sont sinon rendus illégaux, ou pour développer des lignes de connexion, confiance et de fuite au-delà des communautés étriquées. Les marchés sans-État gèrent certains risques uniques et tendent ainsi vers plus de partage de profit et de mesures complexes afin de partager la confiance. Cela ne veut pas dire que des exemples de violence ne se produisent pas de manière endogène à certains marchés, ou qu’il n’y a pas eu quelques dynamiques de concentration des richesses qui ne se sont pas branchées sur les conséquences de systèmes de force. Mais quand les effets de la violence n’étaient pas là pour faire pencher la balance, et particulièrement lorsque des anticorps sociétaux ou culturels robustes décentralisés étaient présents pour réprimer la violence, il n’y avait pas la moindre concentration de richesse, qui puisse être approximée à celle du capitalisme, des suites du simple commerce de marchandise.

Cette relation empirique n’est pas magique. Il y a plusieurs dynamiques spécifiques qui ont contraint la rétroaction positive d’enrichissement autant qu’elles l’ont rongé. Tout d’abord, la plupart des transactions de marché n’étaient pas anonymes, ainsi la femme avec son établi sur la place du village savait si l’argent avait moins de valeur pour toi parce que tu en avais plus, et elle ferait payer les riches dans ton genre plus fortement. Deuxièmement, il y avait beaucoup de déséconomies d’échelle sévères qui donnèrent naissance à des rendements décroissants voire à des revenus négatifs au-delà d’un certains point d’investissement, de richesse, d’allonge, de part de marché, etc., venant des transactions internes, des coûts de maintenance, de gestion, etc. Troisièmement, dans la mesure où une compétition robuste émergerait et ainsi générerait de la prise de prix (le price-taking), les marges de profit se réduiraient presque à zéro. Quatrièmement, sans la force nécessaire pour imposer des normes de marché et de propriété, et pour assigner des titres ou de la valeur objective aux choses comme par exemple que le vol de quelques milliers à un homme riche soit plus un crime que le vol d’un centime à une pauvre, les normes du commerce de titres ne peuvent émerger et se stabiliser qu’en tant qu’accords tacites mutuellement avantageux. Une communauté qui reconnaît les titres quand tout le monde a un enjeu dans leurs larges modalités peut, en revanche, simplement refuser de reconnaître les affirmations de titrage d’un monopoliste dont les revendications sont cancéreuses. Ceci est une dynamique de revendication de propriété et de titrage plus fluide qu’Engels ait jamais même considéré, comme il part du principe que les titres de propriété émergent de manière fixe et universelle. Ces dynamiques variées d’érosion de richesse génèrent des perturbations par rapport à une « égalité » complète de distribution pour des raisons d’incitations, mais (sauf à être dérangé de manière exogène ou sévèrement surpassé par de la violence systémique) peuvent se stabiliser en orbite autour d’un point d’équilibre d’égalité approximative.

Maintenant, il est vrai que, au cours de 1000 ans de féodalité européenne, des commerçant.es et personnes qui utilisent des marchés dans les villes libres ont construit de la richesse par opposition aux autres classes.

Mais les semences de la victoire des bourg-eois (habitant.es des bourgs) sur la noblesse et l’aristocratie fût, dans la mesure où elle se basait dans les marchés, une question d’avantages en matières d’efficacité et la mobilisation relativement rapide d’une complexité qui excédait la capacité des pouvoirs conventionnels à l’analyser et la contenir.

Engels, qui déteste toute chose indisciplinée ou lumpen, les décrits narquoisement comme prenant origine dans « toute sorte de serfs et de vilains » et il est certainement vrai que les négociants précoces et marchands étaient souvent des sortes de magouilleurs malpropres. Ceux.lles qui pouvaient sortir des relations féodales fixes à travers l’espace liminal du marché pouvaient exploiter de sérieux gains d’efficacité car les marchés offrent des avantages informatiques, informationnels et connectiques. Les marchés pré-capitalistes virent des profits généraux non pas sur la base d’échanges « inégaux » (ces derniers s’équilibreraient autour de 0 profit net dans le secteur général du marché), mais par leur capacité à acheminer plus efficacement les biens entre différents agents distribués dont les désirs sont complexes et qui bénéficient d’opportunités d’arbitrage, l’aspect somme toute positif du marché. Engels ignora largement la question de l’acheminement, mais on peut voir l’acheminement en tant que tel comme une forme de labeur si on est particulièrement attaché à la TVT1. C’est cette production générale de richesse dans les bourgs qui est une meilleure explication de la hausse de statut et de richesse de leur classe. Et c’est la myriade d’exclusions violentes des serfs hors de ces marchés qui ont conduit à ce que ces profits ne soient pas partagés de manière égale.

Le but ici n’est pas du tout de suggérer que les dynamiques de marchés des bourg-eois (habitants des bourgs) étaient particulièrement avancées, pour ne rien qualifier de moralement louable ou entièrement clair sur l’accumulation de richesse (en particulier, comme Marx l’avait relevé, l’ordre dans lequel des serfs individuels échappaient à la servitude en allant à la ville qui créait une hiérarchie basée sur qui était arrivé en premier et ainsi des disparités de richesse), mais le propos est qu’iels pouvaient encore saisir des efficacités qui avaient été bloquées dans la majeure partie de l’Europe féodale. Ceci comptait encore plus dans la mesure où les réserves énergétiques (des tourbières des basses-terres au charbon en Grande-Bretagne) permirent un développement technologique rapide – les marchés excellant à l’adaptabilité générale par contraste avec les structures féodales de pouvoir.

Les marchés dans la plupart du contexte féodal étaient souvent proches de ce que le terme « marché gris » dénote aujourd’hui, pas tout à fait des marchés noirs, mais pas appréciés des pouvoirs formels non plus. Le fait que les bénéfices de l’activité de marché est partiellement à blâmer sur des stratégies et normes sociales et de marché insuffisamment développées (à cause des limites imposées par l’État) mais c’est également un résultat direct de l’État créant des barrières d’entrée au marché. Pour donner (j’espère) un exemple universellement marquant, quand les États modernes ont rendus la weed illégale, ça a escaladé le degré de risque dans le marché de la weed et ainsi l’inégalité des distributions de richesse qui en résultèrent des suites des impacts punitifs, mais un autre facteur était le coût de s’établir comme vendeur illégal dans un premier temps. De la même manière, il y a bien plus longtemps, les plus grandes concentrations de richesse étaient un résultat inévitable de la lutte politique, les pouvoirs féodaux devaient contraindre et contenir des exceptions potentiellement ingouvernables ou les lignes de fuite que le marché présentait à leurs structures de pouvoir. Même la violence exercée par les bourg-eois afin de maintenir leur monopole de guilde ou restreindre les droits de propriétés des femmes était applicable en grande partie à cause des pressions du contexte féodal plus large qui laissait des places de marchés isolées au milieu d’un océan de manoirs. Des distributions sporadiques de richesse à l’intérieur des cités libres marronnes4 furent ainsi le produit et le reflet de l’immense mer de violence qui les entourait.

C’est la même chose en ce qui concerne les économies d’échelle plus généralement à l’intérieur de ces îles-places de marché. Des communautés entières devaient se réunir afin de protéger des terrains de fuite des relations féodales ossifiées aux marchés timides, précisément parce qu’elles devaient augmenter leur échelle au-delà d’un certain seuil afin de survivre et peser contre les barrières d’entrée au marché. Cette centralisation dans des structures communales aida à propager l’inégalité présente dans les marchés locaux.

Oui, le marché procurait des efficacités matérielles qui furent finalement dépassées par les structures féodales de pouvoir, mais ceci n’était pas due à l’accumulation de richesse par simple fait de possession de capital. Les écarts de richesse des marchés pré-capitalistes étaient totalement insuffisants pour générer une classe de salariés-travaileur.euses dépossédé.es sans réel pouvoir de négociation qui accepterait une maigre fraction des profits de la classe possédante. Non, la bourgeoisie a dû utiliser l’État – un terrain pré-existant de pouvoir dans un contexte social où les anticorps anti-pouvoir avaient été atrophiés – et la bourgeoisie ne pouvait émerger comme classe marginale distincte avec assez de richesse pour influencer l’État uniquement à cause de la suppression par cet État de la compétition dans le marché et la création de fortes possibilités d’arbitrage.

Sans les structures de pouvoir existantes, le capitalisme n’aurait jamais existé.

Engels doit désespérément éviter ce fait car dans son récit, l’usine possédée par un capitaliste, opérée à travers des salaires et avec une faible fraction de profit est une inévitabilité ancrée dans l’échange et la propriété elles-mêmes. Mais les travailleurs ont largement été forcé.es de travailler dans les usines, et plus généralement rendus suffisamment désespérés pour ne presque plus avoir de pouvoir de négociation sur la question de l’équilibre entre leurs salaires et le réel labeur et risque investis par le capitaliste.

La bourgeoisie a pu tirer parti de leurs richesses et efficacités croissantes afin de se frayer un chemin dans les structures de pouvoir existantes, mais ce qu’Engels appelle l’« avantage décisif » de l’économique dans ce contexte n’était et n’est pas un avantage universel. Tout d’abord, il est important de noter qu’il y a beaucoup de cas à travers l’histoire où des formes et dynamiques variées de pouvoir supplantent ou ignorent l’efficacité de marché, surtout car l’efficacité de marché consiste en l’acheminement de biens entre des désirs décentralisés variés, ce qui est souvent l’exact opposé des efficacités centralisées voulues par l’État. Mais il y a également des cas où tout ce qui est même vaguement économique (dans le sens limité qu’Engels utilise pour parler des biens matériels) est éclipsé par des intérêts de pouvoir divergents. Plus d’info sur ça dans une minute.

Engels se doit de balayer ces « exceptions » comme sortant du cadre normal en vertu du besoin des États qui présentent des avantages économiques de surpasser les autres États. Il est certainement vrai qu’entre deux États absolument égaux, celui qui ne peut pas produire de mitrailleuses sera sans doute conquis par celui qui le peut, mais il y quelques choses d’importance à prendre en compte…

Tout d’abord il y a différentes manières pour le pouvoir de se rattacher à la productivité économique autre que de la soumettre en son sein. Maraudeurs, pillards et armées de Guerre Totale ont souvent trouvé des manières détournées pour que leurs forces économiquement simples puissent exploiter et conquérir des pouvoirs aux forces économiques immensément puissantes et « développées ». Sympa votre ville fortifiée, ce serait vraiment dommage qu’avec notre bande de baltringues simplets on vous encerclait et vous affamait jusqu’à ce que vous vous rendiez. La technologie et la productivité économique ne sont pas une échelle linéaire où les personnes plus hautes placées gagnent nécessairement ou même en moyenne. Quelques milliers d’insurgés avec des armes désuètes peuvent mettre à genoux l’empire le plus économiquement développé de l’histoire. La réalité des asymétries et des exploits5 est en grande partie une question de dynamiques de complexité et des limitations informationnelles de certains systèmes.

Deuxièmement, il y a beaucoup de dynamiques qui peuvent être bien plus importantes au succès d’un système de pouvoir autres que la productivité matérielle ou même la force physique. Un État qui est plus à même de contrôler et subjuguer sa propre population aura un avantage, et il y a beaucoup de manières de faire cela sans avoir à dépendre de la productivité matérielle.

Dans le même ordre d’idées, sous certaines formes et dans certains contextes, permettre une forme de productivité matérielle pourrait entraver l’auto-perpétuation d’un État. Une forme de productivité matérielle pourrait contribuer peu de chose à un effort de guerre entre des États, comparativement, mais pourrait plutôt augmenter l’illégibilité3 de sa propre population. Donc par exemple, un État qui dépend de taxes sur les céréales est menacé par la culture de plants alternatifs qui sont plus efficaces à procurer des valeurs nutritives et plus de calories-par-unité-de-labeur, mais ne sont pas énumérables ou saisissables par le percepteur. Les incitations du pouvoir ici sont de brûler et rendre illégal le nouveau plant, sous peine que sa propagation ne fasse courir des risques d’effondrement à l’État.

La productivité n’est pas linéaire parce qu’il y a toujours la question de « productif à quoi et pour qui ? » De la même manière, l’efficacité est toujours orientée. Il y a différentes directions de productivité matérielle et différentes directions d’efficacité économique. Engels prend implicitement l’État comme le juge, la perspective qui décide de si quelque chose constitue un progrès ou non. Il fait passer en douce la centralisation et la pertinence de la force en en faisant un postulat si évident qu’il en devient invisible.

Si la force est une évidence, alors on peut regarder les longues interactions entre effets économiques et étatiques, et toujours dire que pour tout effet de l’État sur l’économie en réalité celui-ci était conduit par l’économique. Étant donné qu’il y a des États en compétition dans la guerre, des changements économiques procurant des avantages dans la guerre entre États vont émerger, même si un État donné rejette pour une certaine période ces changements. Étant donné qu’il y a des États.

Bien sûr Engels – rustre maladroit et piètre doublure du Seul et Unique qu’il est – ne reste pas à une distance aussi raisonnable et mord directement à l’hameçon de l’affirmation de Duhring que les racines de l’émergence du capitalisme se trouvaient dans la violence politique, et pas dans une forme économique ou la valeur d’échange elle-même. Nous avons vu à quel point ceci est insoutenable. Mais quelqu’un pourrait encore rabibocher ce pauvre clown, et réaffirmer la prédominance de l’économique sur une telle violence en réduisant toutes ces choses à l’affirmation que, la violence fait bien partie du mix, mais une telle violence en elle-même est toujours une conséquence de réalités économiques. L’émergence du pouvoir féodal avait beaucoup de motivations et d’influences causales. Et est-ce que le féodalisme n’était pas à son tour un progrès de productivité économique sous-jacente par rapport à l’esclavage ? Engels passe beaucoup de temps sur l’Histoire Antique précisément afin de préserver un tel repli.

POUVOIR ET PRODUCTION DANS LES AUTRES TRANSITIONS

Mais ceci passe à côté du fait que le féodalisme n’émergea pas, durant l’effondrement de l’empire romain, comme un « avancement » dans les modes de production et forces productives, ou même en suivant une logique interne inévitable ou effet de cliquet (ou dialectique Thétan6) dans quelque domaine économique.

En réalité, des changements dans les dynamiques de pouvoir politique ont conduit à des changements dans l’organisation économique des sites de production. L’État romain et son écosystème de structures de pouvoir tributaire maintenaient de très bons registres et archives ; alors que l’État s’effondrait politiquement, la capacité administrative des détenteurs de patrimoine subissait le même sort. Ajoutez à cela la hausse de coûts transactionnels freinant la spécialisation et favorisant la résilience à travers le localisme, il n’y avait ni la capacité à gérer des échanges complexes, ni de bénéfice à le faire.

L’effondrement du pouvoir politique mena à un effondrement de la capacité technique managériale, ce qui mena à un changement dans les relations sociales et techniques de production, ce qui freina ou au moins restructura dramatiquement l’infrastructure matérielle.

Maintenant on pourrait essayer de dire que le modèle d’esclavagisme de Rome laissa place au féodalisme parce que le modèle féodal finit par adopter certaines technologies telles que le moulin à eau que les romains évitèrent, mais le problème est que l’adoption populaire de ces outils ne pris place que des siècles après que l’économie esclavagiste se soit effondrée en direction du mode féodal.

Est-ce que l’âme(économique)-du-monde a consciemment effondrée l’empire romain avec l’intuition magique que cela mènerait à une hausse de la productivité plusieurs siècles plus tard ?

Et ceci soulève la troublante question de pourquoi les romains évitèrent certaines technologies réductrices de main d’œuvre (labor-saving technologies) pendant des siècles. C’est presque comme si les gens plaçaient plus de valeur dans les relations sociales de domination par-elles-même et pour-elles-même. Presque comme si la productivité matérielle n’était pas toujours aussi pertinente à la perpétuation des structures de pouvoir que d’autres dynamiques.

Je ne dis pas que des dynamiques techniques brutes ne peuvent pas influencer le pouvoir politique, on pourrait, par exemple, parler de la transition de la Rome antique au féodalisme comme d’une adaptation du pouvoir aux contraintes informatiques sur leurs opérations sur de vastes régions et peuplades. L’État romain faisait face à une capacité informatique en diminution contre les complexités qu’il essayait d’absorber, et donc le système féodal était une re-formation du pouvoir à un niveau plus décentralisé, pendant que les seigneurs saisissaient les dynamiques de surveillance et d’impôt qui étaient auparavant limitées au seul État romain, de manière effective les dynamiques de pouvoir étatique s’adaptèrent à ses limitations en se subdivisant à un patchwork de micro-États. Et il était bien dans l’intérêt de ces micro-États de contraindre la connectivité, sous peine que leurs peuplades emprisonnées ne puisses grandir en complexité ou ne s’échappe. C’est-à-dire jusqu’à ce qu’une classe d’échappé.es génère une boucle de rétroaction positive où la connectivité renforçait la connectivité. Mais on voit le danger dans cela, non seulement ces observations relèvent de questions « non-matérielles » de complexité opérant directement dans le domaine du pouvoir politique plutôt que dans celui de la productivité économique… L’idée qu’il y a des contraintes de complexité sur des choses telles que le processus décisionnel et la collecte de connaissances ont des conséquences assez grave pour le rejet de l’« anarchie de production », pour ne rien dire du rêve de la planification collective unifiée.

Bien sûr, Engels est rapide à balayer quelque chose d’aussi spécifique qu’un millénaire ou deux et à déclarer toute l’« autre transition » entre les anciennes formes vers la forme féodale comme une perturbation mineure ou un épicycle dans le mécanisme doré de la dialectique matérialiste.

Mais le piège dans lequel Engels se trouve est que, la première instance de pouvoir ne semble pas être un produit direct du matériel/économique, c’est pas comme si une personne avait inventé et construit épées et chaînes afin de réduire le reste du monde en esclavage. Et c’est un gros problème parce que ça pose la question de quelles sont les sources primordiales de pouvoir, celles-ci pourraient encore avoir une importance aujourd’hui et donne ainsi au politique et au social une pertinence distincte et émergente, réduisant à néant la révolution copernicienne universelle de Notre Messie.

Et c’est là que le tristement célèbre concept d’Autorité d’Engels se ramène à nouveau…

« Dans chacune de ces communautés existent, dès le début, certains intérêts communs, dont la garde doit être commise à des individus, quoique, il est vrai, sous le contrôle de l’ensemble : jugement de litiges ; répression des empiétements de certains individus au-delà de leurs droits ; surveillance des eaux… Il va sans dire que ces individus sont armés d’une certaine plénitude de puissance et représentent les prémisses du pouvoir d’État. »

On pourrait appeler ça le récit Managérial de l’avènement du pouvoir politique.

Dedans, on peut voir un minuscule fragment de compréhension de l’importance de l’information et du calcul, mais en même temps il y a la foi sous-jacente dans la capacité cognitive illimitée du planificateur central ou en tout cas un rejet cavalier des problèmes auxquels il fait face. Plutôt que de voir la centralisation de l’arbitrage ou de la planification comme une inefficacité émergente, Engels la voit comme l’inverse. Encore une fois, ceci est la perspective du tyran et de ce qui est efficace pour ses intérêts, pas une perspective objective ou la perspective du « Peuple ».

Les sociétés plus libres soutiennent l’arbitrage et les systèmes de médiation décentralisés afin d’intégrer l’information et les points de vues distribués ainsi que d’éviter la concentration de pouvoir, et utilisent la compétition afin d’assurer que les décisions ne deviennent pas biaisées. La suppression de l’abus par des individus demande nécessairement la décentralisation, des réseaux whisper networks, etc., car la centralisation avance des facteurs dissuasifs inévitables.

N’importe quel enfant apprend rapidement les dangers de sélectionner une personne comme coordinateur central et dans les rares situations où une telle décision pourrait être utile, réinvente de manière indépendante des choses telles que la rotation des rôles. L’idée que nos ancêtres distants sont juste tombés dans des structures de pouvoir politique parce que pour quelques raisons, iels avaient besoin d’un planificateur ou arbitre est juste stupide à souhait, bien sûr Engels n’avait pas à sa disposition toute l’anthropologie moderne pour le contredire mais réfléchir un tout petit peu aurait suffit.

Après pour être honnête, Engels, pour une raison ou pour une autre, accepte l’affirmation libérale qu’avoir un planificateur central procure des bénéfices sociaux, et de plus que le pouvoir politique pèse sur le fait de procurer de la valeur économique, ou au moins, de ne pas entraver la productivité économique :

« partout une fonction sociale est à la base de la domination politique ; et que la domination politique n’a aussi subsisté à la longue que lorsqu’elle remplissait cette fonction sociale qui lui était confiée. Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont surgi ou ont décliné en Perse et aux Indes, chacun a su très exactement qu’il était, avant tout, l’entrepreneur général de l’irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture n’est là-bas possible »

Pourtant, comme noté précédemment, les gens peuvent détenir du pouvoir social d’une manière qui est hostile à la productivité et l’ingénierie, détruire et stopper la productivité est d’ailleurs souvent une manière efficace de maintenir son pouvoir.

On voit la police et les politiciens appelant à l’abolition de l’internet et de l’imprimerie 3D et on rigole, mais l’histoire et même les luttes sociales récentes sont remplies de situations où le pouvoir politique a réussi à supprimer des inventions et des implémentations plus productives de certaines infrastructures. Le maintien de la propriété intellectuelle fût très vite qualifié d’impossible, les nombres étaient contre eux, la technologie était contre eux, il n’y avait aucune manière de freiner les gains massifs d’efficacité du piratage. Et pourtant, après une brève poussée de progrès et quelques exceptions ça et là comme sci-hub, on observe un recul de la lutte depuis des décennies. Une grande part de cela venait d’une campagne culturelle en faveur de récits qui persuadèrent une grande partie de la nouvelle génération qu’iels étaient des success stories attendant de fleurir dans le monde de la Classe des Créatifs, leur donnant ainsi un investissement irrationnel dans l’institution de la propriété intellectuelle. Aujourd’hui, à peu près un tiers du PIB américain découle du régime de propriété intellectuelle, donc quoique son abolition mènerait à de vastes améliorations de productivité en général, le pouvoir existant est dépendant de cette contrainte sur la productivité, et il y a un vaste appareil global de force, infrastructure et culture construit spécifiquement pour l’empêcher de fleurir.

Le capitalisme lui-même, comme suppression des marchés, est un autre exemple de la guerre que le pouvoir mène contre l’efficacité. Les concentrations de capital ne sont pas la transition du marché vers les efficacités supérieures du socialisme, elles sont l’étouffement des efficacités de marché par le Pouvoir afin de créer plus de pouvoir. Le Pouvoir s’épanouit dans l’inefficacité, il en dépend. Spécifiquement l’inefficacité à satisfaire les désirs distribués et divers des masses, et ceci arrive à travers une variété de stratégies.

LE POUVOIR AU-DELÀ DE L’ÉCONOMIQUE

Revoyons pourquoi Engels se bat si désespérément pour réduire les fondations du capitalisme à une base économique qui traînerait le Pouvoir derrière elle.

Parce que Duhring se focalise sur la coercition physique – depuis laquelle il voit les dynamiques économiques comme secondaires – Engels se doit bien sûr de railler que c’est une vieille histoire tout ça et, de son côté, évangéliser la toute nouvelle, super cool théorie Marxiste qui est présentée comme disant l’exact opposé. Les structures de pouvoir social – et spécifiquement la force – doivent découler et être modelées par l’économique. On marche sur la tête.

Mais est-ce que le pouvoir n’est pas juste une question d’intérêt matériel ? Voilà une autre affirmation d’Engels :

« L’oppression a toujours été, pour employer l’élégante expression de M. Dühring, “ un moyen pour des fins alimentaires ” (ces fins alimentaires étant prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupement politique introduit “ pour lui-même ”. »

Et nous avons vu déjà Engels se concentrer sur l’avantage comparatif qu’une production plus efficace peut apporter. Mais il va plus loin, comment peut-on même rêver de réduire en esclavage une autre personne, ou même plusieurs, sans les instruments physiques nécessaires pour les forcer et les enchaîner ? Et on pourrait reformuler cette question centrale comme, « Comment est ce que la première instance de pouvoir émerge ? » Spécifiquement dans des situations où la capacité physique, la distribution ou l’accès aux ressources, etc., sont fonctionnellement égales.

Il y a deux problèmes ici : 1) qu’est-ce qui pourrait motiver quelqu’un à avoir du pouvoir social en tant que fin en soi ou simplement pour des fins qui ne sont pas matérielles ? 2) Quelles sont même les manières d’acquérir et manier le pouvoir à part à travers des outils matériels obtenus à travers un avantage économique ?

Maintenant occupons-nous directement de la question des « fins alimentaires » en partant du principe qu’elle pourrait désigner la satisfaction de n’importe quel désir, ou fonction de potentiel d’action dans un réseau neuronal, ce qui peut ensuite être facilement appliqué à presque n’importe quoi. Car nous vivons dans un monde matériel et les pensées sont des processus matériels, d’une manière assez facile tout est « matériel ». Chaque pensée dans notre tête a un chemin causal, chaque instinct une base biologique. Mais bien sûr cela inclurait aussi le social, le politique, l’idéologique, le culturel, etc. Un programme qui s’exécute sur un ordinateur est en fin de compte composé d’états électriques dans un circuit, et en ce sens l’orientation idéologique ou morale de quelqu’un est une réalité matérielle et physique. Mais ceci n’est clairement et simplement pas la définition/distinction entre matérialisme et idéalisme qu’Engels (ou le Prophète lui-même) utilise pour établir une primauté explicative des modes de production sur le pouvoir politique.

Si l’on restreint les désirs matériels au sens limité du contexte d’Engels, alors la soumission est assez facilement et souvent établie pour servir d’autres choses. Pour donner un exemple que tous le monde devrait connaître, beaucoup de gens dominent les enfants et les animaux domestiques non pas pour leur force de travail ou pour soutirer un bénéfice matériel à ceux.lles-ci, mais pour renforcer leurs propres récits internes et expériences émotionnelles. Je suis sûr que tous le monde a vécu au moins un professeur qui voulait désespéramment revivre son lycée en tant qu’élève populaire et utilisait son pouvoir institutionnel afin d’achever un simulacre gênant de la chose. Même si certains besoins instinctifs humains pour connecter, appartenir, s’identifier, etc, ont des origines biologiques dans l’adaptabilité évolutionnaire générale qu’ils procurent, ils ne sont pas orientés vers le fait de se nourrir et peuvent inciter les sociétés à être inefficaces à la production économique.

De plus, une des dynamiques centrales du Pouvoir est qu’il a sa propre idéologie ou perspective émergente ; le Pouvoir, c’est des moyens qui deviennent rapidement leurs propres fins. Il se présente comme un moyen universel ou quasi-universel, une ouverture sur tous les autres désirs possibles (matériels ou non), et à travers un glissement dans l’esprit humain, le désir instrumental finit élevé et calcifié au rang de désir terminal. Nous poursuivons le Pouvoir social comme devise universelle, et nous oublions graduellement les autres buts, si concentrés sur le Pouvoir en tant qu’ouverture. Cette transformation par accoutumance des buts instrumentaux en buts terminaux pour eux-mêmes est une part essentielle de comment l’esprit humain fonctionne et résulte de sa manière d’échapper aux crises lorsque son ontologie demande une révision radicale.(http ://humaniterations.net/2016/05/16/the-orthogonality-thesis-ontological-crises/)

Nous avons vu le récit de Engels sur l’émergence de l’État en termes de valeur managériale où les managers capturent le surplus de production économique et l’utilisent afin d’acquérir de la force physique ascendante. Mais examinons d’autres chemins auxquels le Pouvoir peut s’attacher venant de dynamiques n’ayant rien à voir avec les instruments du surplus économique ou même avec la force. Spécifiquement deux classes d’exploits5 : 1) La précision ou l’imprécision des modèles de réalité des gens, et 2) Les dynamiques de confiance et d’obligation dans un contexte social.

Au premier abord, il est évident qu’un ensemble de stratégies épistémiques qui permet de généralement mieux comprendre les articulations de la réalité, prédire si un tigre attaquera, etc., va triompher par rapport à un ensemble de stratégies épistémiques qui ne peut pas faire de même. Mais il y a une complication : les stratégies qui permettent de réduire la précision épistémique des autres vous donneront du pouvoir par rapport à eux.lles.

Un exemple simple, le fait de mentir ou de ne pas révéler certains informations sur les options qu’une personne a à sa disposition pour que cette personne ne choisisse pas certaines options, et parfois prenne certaines autres options spécifiques à la place. Typiquement ceci inclue le fait d’exploiter certaines choses que vous savez qu’y sait, en complément du fait de ne pas révéler certaines autres choses, afin de mener ou contraindre cette personne dans son analyse à aller dans une direction que vous savez (ou suspecter) comme incorrecte. Mentir sur le fait d’avoir eu une vasectomie ou de ne pas avoir d’IST pourrait amener quelqu’un à considérer le fait d’avoir un rapport sexuel avec vous comme une option meilleure que rien, tandis que si cette personne avait une vision exacte, iel prendrait la décision inverse. Ceci est clairement et de manière indéniable un acte de pouvoir qui n’implique pas la plupart des notions de force physique violente. De manière similaire, vendre à quelqu’un un produit dont on sait qu’il est pourri tout en cachant ou mentant à ce sujet.

Maintenant il y a souvent la réponse rapide que dans un ensemble suffisamment large de personnes les menteur.euses seront exposé.es et les gens graviteront en direction des gens qui ne disent que la vérité, rendant ainsi la possibilité que des menteur.euses amassent du pouvoir impossible, mais ceci assume beaucoup de choses à propos d’un contexte social. Les sociétés sont des réseaux d’acteur.ices qui instancient des mixes variés de stratégies. Ces stratégies peuvent être à différentes échelles de complexité ou d’adaptation contextuelle. Dans des interactions répétées entre des individus donnés, il est généralement et en moyenne optimal de jouer la coopération-réciprocité-pardon avec une approche légèrement penchée vers l’entraide. Mais dans une société avec un large nombre de joueur.euses simultané.es, il y a de la place pour un mix de stratégies et même si une grande part des joueurs.euses se stabilise dans l’approche coopération-réciprocité-pardon avec un peu d’entraide, il y a souvent une minorité irréductible qui va tendre vers une stratégie qui favorisera l’exploitation un peu plus. Si la minorité grandit trop en nombre, elle subit des rendements décroissants, mais si sa taille se réduit de trop alors n’importe quel changement de stratégie vers un comportement de connard sera récompensé. De la même manière, il y a pression chez les individus à développer des métastratégies complexes afin d’évaluer le meilleur moment pour être un connard.

De plus, les sociétés actuellement existantes sont connectées de manière irrégulières, et ceci peut impliquer des variations extrêmes de topologie sociale. Ces liens sociaux entre individus peuvent aller de choses comme qui écoute qui, à qui fait confiance à qui, qui doit quelque chose à qui, qui aidera qui, qui a un investissement dans le fait d’entretenir une relations plus forte ou spécifique avec qui, etc.

Les stratégies sociales pour le pouvoir impliquent de grandement augmenter sa propre connectivité et de réduire celle des autres. Mais ceci peut impliquer des dynamiques structurelles de réseau plus complexes.

Donc par exemple a) Se placer dans des positions d’intermédiaire à des goulots d’étranglement dans des réseaux de flux et maintenir ces goulots d’étranglements, b) amalgamer et regrouper le réseau afin que l’information ne circule plus aussi rapidement.

Si vous vous faites cancel dans un cercle social, vous pouvez vous réinvestir dans un autre, tout en mettant en œuvre les moyens vous permettant d’empêcher les deux cercles de communiquer l’un avec l’autre.

Bien sûr, les dynamiques épistémologiques individuelles interagissent nécessairement avec les dynamiques sociales et dans un certain sens leur donne naissance. Par exemple, il est possible de mener quelqu’un à seulement considérer un sous-ensemble de stratégies sociales possibles. En effet c’est ainsi que la plupart des contextes de stratégie sociale s’amorcent, à travers des actions tactiques dépendantes au sentier qui finissent par se constituer en asymétries de réseau. D’un autre côté, des conditions sociales peuvent être créées qui punissent certains types ou directions de réflexion, rationalité, etc., qui auraient des chances de donner des visions plus complètes ou objectives. Vous créez des conditions sociales où la meilleure stratégie est d’éviter le dialogue rationnel et l’enquête diligente, en se concentrant plutôt sur des heuristiques simples, et à la longue, cela peut influencer les a-priori les plus profonds de quelqu’un jusqu’à les mener à éviter l’engagement. La plupart des parents abusifs font ça à leurs enfants, en les punissant lorsqu’iels réfléchissent, pour qu’en grandissant, ces dernier.es évaluent de manière rationnelle que la rationalité elle-même est une mauvaise stratégie.

Comme autre exemple, un site de genèse du pouvoir dans les sociétés de bande7, pour ne rien dire des guildes médiévales, est de capturer une connaissance critique à l’intérieur d’un club exclusif. Seuls les initiés du 42ème ordre sont autorisés à voir les étapes essentielles à la création de l’encre spéciale. Seuls les ancêtres détiennent la connaissance orale nécessaire à faire une chose, et une certaine quantité de déférence et d’endettement doit être déployée et construite avant qu’iels ne t’introduisent Au Secret. Parfois l’information capturée est encodée dans un format spécifiquement fait pour être ésotérique ou obscur, nécessitant des manifestations explicites et coûteuses de sacrifice et d’engagement. Cette exclusion est maintenue socialement car chaque gardien de connaissance a de fortes incitations à maintenir leurs avantage social à travers la rétention d’information. Et dans des sociétés intimes à petite échelle, il est beaucoup plus facile d’identifier et de punir des dissidents qui libèrent l’information de l’élite. Ce motif d’enclosure sociale de l’information (et de production d’asymétries informationnelles) est bien sûr présent dans l’Académie, mais aussi dans l’activisme où 90% du travail dépend du fait de connaître des gens et 10% dépend de connaissances artisanales, tacites et tactiques qui ne sont pas en circulation dans la population générale.

Les conditions matérielles interagissent et intersectent avec tout ça, renforçant ou affaiblissant telle ou telle dynamique, mais l’existence de ces dynamiques de pouvoir est orthogonale. Ces dynamiques sont importantes dans un monde de rareté comme dans un monde de surabondance. Autant dire qu’il n’est pas du tout suffisant d’avoir, par exemple, de l’abondance matérielle accessible à toustes, pour abolir le Pouvoir. Combattre le Pouvoir demande de combattre la malhonnêteté et de nombreux obstacles au partage, flux, et traitement de l’information plus généralement.

Au-dessus, je me suis concentré.e sur le Pouvoir comme contrainte sur les choix des autres, parce que c’est la seule définition cohérente et utile, mais il y a une autre tradition dérivée du marxisme qui essaye de définir le pouvoir comme étant « le productif ». Cette tradition traite principalement le terme « subjectivité » comme une perspective. Donc « les sujets sont créés » dans ce schéma conceptuel et son vernaculaire. Sans surprise, cette tradition tend à nier que la liberté soit un concept cohérent. Par contraste, je suis une perspective économiste moderne et traite la subjectivité comme une contrainte cognitive. Les limites de nos cranes, la bande-passante limitée de nos canaux d’entrée et de sortie, les ressources limitées de nos cerveaux, contraignent notre habilité à avoir une connaissance parfaite de l’univers. Ceci contraint notre capacité à choisir et ainsi notre liberté plus généralement.

Sous cette vision, ce n’est pas vraiment que le Pouvoir crée une possibilité spécifique, il réduit de manière inhérente la possibilité en général. Le Pouvoir c’est le fait de limiter et contraindre, découper le possible afin de sélectionner un sous-ensemble arbitraire. Et à son tour, la liberté, c’est le fait d’accroître l’étendue générale de ce qui est possible, en grande partie par la connexion plutôt que la déconnexion. Comme Bakounine le disait,

« La liberté… est un aspect non pas de l’isolation mais de l’interaction, non pas de l’exclusion mais plutôt de la connexion »

Du point de vue des personnes qui voient les individus entièrement créés par leurs contextes sociaux, il n’y a pas de choix, car la boucle de réflexion mentale est comprise comme étant pré-conditionnée par des causes externes. Ce qui est perdu ici est une compréhension de la connectivité complexe du cerveau, où de larges champs d’intrants causaux sont intégrés et traités de manière étroite. Ce processus itératif et cette densité de connexion créent de nouvelles structures et comportements qui ne sont pas prévisibles en observant simplement les intrants causaux sans avoir recours à quelque chose de comparativement aussi complexe qu’un cerveau humain.

Et parce que la bande-passante du flux d’information entre des cerveaux individuels est dramatiquement limitée, les individus sont toujours plus compliqués que les pressions sociales qui peuvent leur être transmises (et les structures sociales plus larges qui peuvent être construites sur eux.lles). A mesure que l’échelle sociale augmente, la vitesse moyenne du flux interne d’information est pratiquement celle des bits transmis à travers le langage écrit ou parler, ce qui est ridiculement plus lent que la vitesse du flux de bits de neurone-à-neurone. Ainsi, peu importe les intrants causaux initiaux qui entrent, les tours et détours dans la tête d’un.e individu peuvent dépasser et perturber les mécanismes de contrôle opérant à la vitesse des organisations sociales, de manière spectaculaire.

Cela ne devrait pas être controversé. N’importe qui qui a déjà été en réunion connaît l’horreur dystopique de voir son propre train de pensée aller à toute allure par rapport au tempo mollasson auquel les idées peuvent être exprimées en langage, encore moins en langage parlé, tous le monde se retrouve enfermé.e dans une mélasse mutuellement contraignante.

Les individus et les idées qui prennent racines en eux.lles, leurs motivations et stratégies, ne peuvent pas être balayées du revers de la main. Dans la mesure où le contexte social, comme les institutions et tendances, influencent bien entendu l’individu, elles ne peuvent pas réduire l’individu à un rouage standardisé.

En conséquence, n’importe quel motif vague que nous discernons et nommons dans une société de grande échelle va toujours être une simplification grossière ou une réduction imposée sur une tapisserie impossiblement complexe d’individus et de leurs pensées.

C’est en partie pourquoi les plans qui s’appuient sur de telles notions tendent à s’effilocher et s’effondrer face à des déviations individuelles imprévisibles – la source de bien des rendements décroissants dans les diverses stratégies de contrôle de l’État et autres institutions.

Pour n’importe quel compte-rendu ou schématisations du haut-vers-le-bas, il faudra passer outre les particuliers, et quand ces particuliers sont les singularités incroyablement dense et rapides des cerveaux humains individuels, il y aura toujours des horizons imprévisibles au-delà desquels votre cadre d’analyse s’effondrera.

Bien sûr à un certains niveau, Engels reconnaît ceci explicitement. La dialectique est précisément supposée prendre en compte l’incapacité à décrire toutes les dynamiques pertinentes de la société, dans leur entièreté, dans toutes les configurations possibles d’états et de temps. Une dynamique mineure qui peut sembler sans importance aujourd’hui et qu’il semble ok de survoler pourrait se révéler dans une société future comme une dynamique centrale ou critique. Engels n’est pas focalisé sur un réel radicalisme qui tend vers la racine absolue universelle de toutes les choses, mais plutôt à un cadre d’analyse pratico-pratique qui est orienté vers un but dans un contexte et admet son effondrement éventuel au-delà de ce contexte. Au mieux cette sorte de cadrage dialectique ressemble à « tout est dépendant de tout et dans un état d’interaction et c’est vraiment très compliqué » pour envoyer un scud facile à la Michael Heinrich, et ainsi n’importe quelle déclaration que l’on fait peut devancer sa propre contradiction ou inutilité éventuelle. Une humilité défensive et désinvolte. Elle est faite pour permettre d’ignorer les critiques d’Engels – « toutes tes idées sont juste des produits de leur contexte historique, tandis que mes idées sont les seules qui acceptent ce fait ! » – et ensuite, surfant sur cette vague d’auto-congratulation, immédiatement pivoter vers de nouveaux vastes universalismes avec encore moins de justifications. Donc Engels peut balayer toute l’histoire – même des questions scientifiques difficiles sur la nature – en terme de son grand cadre dialectique d’analyse. Parfois, cela implique des interprétations vraiment idiotes d’idées scientifiques à travers un travail philosophique médiocre.

« Le mouvement lui-même est une contradiction ; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. »

Et Engels ne se limite pas à une humble évaluation d’une toute petite part de l’histoire humaine, tout comme les disciples de Jésus qui veulent désespéramment affirmer qu’un jour feu-leur bro va définitivement revenir des morts avec l’armée de Dieu derrière lui, toute l’affaire repose sur le fait de proclamer l’avènement inévitable d’un communisme intemporel et universel qui fonctionne comme la Fin de l’Histoire. Les contradictions du capitalisme ne sont pas avancées comme étant juste un exemple parmi d’autres de contradictions sociales, comme les innombrables configurations et tensions de milliers d’années. Non, ces contradictions sont les contradictions. Finales et ultimes, celles qui vont déterminer toute l’histoire.

Il ne vient jamais à l’esprit d’Engels de sonder l’extérieur de son cadre opératoire, évaluer ses limites, les choses par-dessus lesquels il passe ou qu’il consigne aux marges, et considérer à quel point ces dernières pourraient réémerger pour défoncer ses proclamations universelles grandioses. Bien sûr qu’il ne le fait pas, parce que la fonction principale de la « contingence historique » a toujours été de permettre à Engels de composer et déployer de manière opportuniste la théorie comme un gourdin politique que lui et son pote flicard utilisaient alors qu’ils luttaient pour du pouvoir personnel à l’intérieur des associations de travailleurs révolutionnaires en Europe. En effet, quand Bakounine pointe du doigt les problèmes évidents avec le fait de vouloir saisir l’État, il doit être agressivement accusé d’être un flic ou un espion tsariste et les anarchistes doivent être jetés hors du groupe.

Qu’est-ce que c’est fun de pouvoir jouer avec des incohérences lorsque l’on ne ressent aucune obligation à construire de manière honnête un cadre théorique qui n’est pas fixé à une époque spécifique ! Tel un pauvre marxiste analytique chargé de comprendre la Bible, Jon Elster dit du messie, « il est parfois difficile de ne pas avoir l’impression qu’il écrivit souvent tout ce qui lui passa par la tête et l’oublia aussitôt alors qu’il partait vers d’autres affaires ».

MORALITÉ ET RÉSISTANCE

La raillerie centrale d’Anti-Duhring est que Duhring croit en la moralité – dinosaure débile qu’il est – sans se rendre compte que les valeurs morales sont bien évidemment juste des normes sociales et donc des artefacts du contexte historique dans lequel il se trouve.

Et c’est là qu’Engels s’amuse vraiment à faire le edgelord  en sortant des phrases comme « Sans l’esclavage de l’antiquité, point de socialisme moderne. » avant d’asséner ce qu’il perçoit comme un argument de choc :

« Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions. »

Mais est-ce que toute objection morale n’est réellement rien d’autre qu’un témoignage des conditions présentes et des normes sociales résultantes ? Engels se révèle comme un nihiliste moral qui voit la moralité comme une construction sociale venant d’un contexte économique plutôt que comme quoi que ce soit d’atteignable de manière émergente à travers la réflexion individuelle.

Il est certainement vrai que cette tension entre un nihilisme marxiste désinvolte et un focus anarchiste studieux sur les questions morales est un aspect récurrent et très documenté du siècle et demi de conflits qui ont suivis ce texte, mais je suis moins intéressé.e par le fait de rejouer cette galaxie de conversations et discours plutôt que d’explorer en quoi cette opinion fait partie de l’échafaudage du cadre analytique d’Engels.

Engels ne s’emmerde pas vraiment à aborder la moindre philosophie éthique, il prend plutôt le raccourci habituel des fumeurs de joints et pense que parce qu’il n’y avait pas de convergence instantanée et simultanée sur les mêmes détails exacts d’éthiques, cela doit signifier que toute l’entreprise est évidemment fausse. Ceci est intéressant en vrai, car pour tout son historicisme, je suis presque sûr.e qu’Engels admettrait qu’il y a des faits à-priori à propos de la réalité qui sont découvrables de manière indépendante à travers la réflexion par des observateurs indépendant.es. Au moins lorsque l’on note que ces faits sont les relations et implications comprises dans les mathématiques. C’est un peu bizarre de ne pas répondre au vaste ensemble de philosophes qui, de manière semblable aux mathématiques, voient l’éthique comme une question d’a-priori. Que peu de choses aient été résolues de manière universelle semble être une réponse peu pertinente. Peu de gens sur cette planète sont capables de comprendre la preuve du dernier théorème de Fermat, seul un petit contingent a eu quelques succès dans leur travail dessus. De plus, il y a une myriade de questions non-résolues en mathématiques qui sont d’une grande importance dans le monde. Peu de gens pourraient affirmer avec confiance qu’il n’y a pas de solution au problème P=NP, c’est juste que jusqu’ici aucun humain n’a encapsulé de solutions au-delà de vagues tentatives et de suspicions générales.

Maintenant, on pourrait rétorquer que peu importe les formalisations cohérentes qu’on peut créer (qui incluraient beaucoup de branches ou d’approches de l’éthique), il y a toujours l’impression que détruire la symétrie entre celles-ci, ou même croire qu’il y ait d’autres entités conscientes et pertinentes d’un point de vue éthique demande au moins d’avoir recours à quelques empirismes hâtifs. Et lorsque l’on arrive à l’a posteriori, Engels a éttiiiiirééééé un grand nombre de choses afin de présenter la physique même en termes dialectiques. Aucun scientifique moderne (et peu de ses contemporains) prendrait ses conneries au sérieux, et je ne vais pas perdre mon temps à m’y engager non plus.

Et Engels pourrait rétorquer que ma moquerie est du même acabit que son rejet de tous les philosophes qui pensent que des affirmations morales peuvent être établies a priori, – et c’est de bonne guerre j’imagine, personne ne peut prendre le temps de répondre à chaque argument. Mais partons du principe pour un moment que la physique moderne reflète vraiment des motifs et structures universels, même partiellement, et ainsi que de manière convergente des encapsulations structurées de manières similaires aux nôtres peuvent être atteintes par des esprits étrangers dans des contextes étrangers à des degrés suffisants de réflexion et d’engagement matériel. Ça parait un peu bizarre de refuser dès le départ qu’une convergence similaire pourrait se dérouler dans le domaine des désirs individuels, des stratégies et des valeurs.

Un exemple très minime et protéiforme peut facilement être invoqué : un esprit qui valorise le fait de ne pas penser au-dessus de toute autre valeur n’est bientôt plus un esprit et ainsi cette configuration de valeurs est contrainte dans l’espace d’émergence de configurations de valeurs. C’est trivial, mais notez que c’est quelque chose que l’on peut dans un certain sens évaluer avant même d’arriver dans les particularités d’un contexte social, culturel et technologique.

Engels veut traiter l’éthique/la moralité comme une formation culturelle imposant des conditions économiques sur l’individu, plutôt que comme une question émergente de cognition individuelle s’immisçant et faisant pression sur le social. Maintenant c’est vrai que différents contextes sociaux ou matériels donnés faciliteront un tel auto-développement et ses expressions à des degrés variés, et des institutions et classes peuvent développer des pressions pour altérer ou biaiser des idées courantes. La même chose est vrai pour les sciences ; la constante de structure fine est ce qu’elle est, peu importe ce que le régime politique réussit à faire croire à la population générale. Peu importe les pressions qu’une société pourrait amener contre un individu qui a une idée émergente, l’idée émergente pressera en retour. Les dynamiques cognitives contraignent la société.

Le truc c’est que les humains ne sont pas de l’argile indifférenciée, infiniment moulé par notre contexte social, mais plutôt des terrains de cognition généralisée. Notre reconfigurabilité est elle-même une constante bien ancrée. C’est comme ça que nous sommes capable d’accéder de manière indépendante à des relations mathématiques ou physiques dans des contextes très différents, avec des invites de commande différentes.

Et tout comme un processeur capable d’informatique générale est toujours contraint et dirigé par certaines lois émergentes de l’informatique générale, nous le sommes aussi. Notre incapacité à, par exemple, outrepasser les contraintes de complexité de calcul de nos cerveaux n’est pas le produit d’un conditionnement socio-culturel, même si elle a d’immenses conséquences pour les formations sociales. Un roi (ou un bureaucrate du Gosplan) est contraint dans sa capacité à traiter et à contrôler.

Qu’on classifie ces contraintes comme mathématiques, etc., d’origine « matérialiste » ou « idéaliste », le fait est qu’elles peuvent quand même s’imposer sur les esprits des individus d’une manière qui affecte la société plus généralement.

Et – sans rentrer dans tous les détails de la philosophie éthique et de ses dynamiques qui pourrait être pertinente au portrait social, économique et historique auquel Engels s’intéresse – c’est ici qu’on peut examiner quelques conversations sur l’émergence du bas-vers-le-haut de l’entraide, des valeurs individuelles à des stratégies à des motifs sociaux généraux.

La domination est un exemple d’une valeur et stratégie qui se catalyse souvent  : Dans quelques situations de merde un individu seul.e pourrait chercher à dominer les autres et ainsi ces individus se retrouveraient à devoir changer leur stratégie pour agir de même. Alors que le conflit se confirme, ceux.lles pour qui dominer les autres n’est pas leur but ultime pourraient se trouver à un désavantage. Iels ne le désirent pas assez, iels ont des valeurs ou intérêts en conflits avec ça. Sans internalisation complète de la volonté de dominer, iels pourraient tout simplement ne pas passer autant de temps à comploter que leur adversaire. Ainsi ces personnes sont incitées à changer leur valeur centrale. Peut-être seulement graduellement, un tout petit peu ici et là, mais éventuellement l’affaire est dans le sac.

Mais bien entendu, ceci est un tableau incomplet. Il y a beaucoup d’autres stratégies qui peuvent pousser dans la direction opposée, contre la domination. Quelques exemples sont : perturber les mécanismes qui sous-tendent les méthodes et moyens de contrôle, introduire des moyens de représailles cataclysmique afin de forcer la détente8, et augmenter la complexité/illégibilité3 afin de diminuer la capacité de qui que ce soit à contrôler.

Une des stratégies classiques catalysatrices est « tout sacrifier pour contrer ceux.lles qui dominent et aussi sanctionner/bannir ceux.lles qui font défection de cette stratégie. » Par exemple, ceux.lles qui balancent aux flics se font défoncer et ceux.lles qui ont aidés ou défendent les balances aussi.

Ceci est différent d’une stratégie comme « toujours se défendre » ou « cherche la vengeance à tout prix. » Cette stratégie de base est très bien (si elle est mise en place au cours d’interactions répétées) pour créer un respect des limites, ce qui peut dissuader ceux.lles qui essayeraient de soumettre les autres. Mais elle n’est pas particulièrement virale.

Les sociétés égalitaires sans-État ne sont pas caractérisées par l’absence de stratégies catalysatrice de domination, elles sont caractérisées par la présence de stratégies catalysatrice d’anti-domination. Celles qui verrouillent ça dans la culture, les habitudes, les pratiques, la loi (décentralisée), etc.

Pour donner un exemple contemporain, « croyez les survivant.es » en tant que stratégie personnelle seule est inoffensive, une goutte d’eau dans l’océan, c’est uniquement avec « croyez les survivant.es et ostracisez les défécteur.euses » qu’elle devient une stratégie catalysatrice et – plus important – un mouvement distinct où l’espace social se coagule.  Parce que « ostracisez les abuseur.euses et leurs défenseur.euses » crée des espaces qui ont une plus grande concentration de personnes qui en ont réellement quelque chose à foutre, ça permet de tester des stratégies que des altruistes isolé.es et sous siège n’auraient pas le temps de tenter, comme des évaluations plus nuancées de déclarations ou allégations d’abus ou par rapport à l’abus.

Ces stratégies sont testées plus fréquemment et il y a une transmission horizontale des stratégies qui présentent un degré de réussite. Cela signifie que même si « croyez et suivez les survivant.es et punissez les défecteur.euses » n’est pas une stratégie de départ très détaillée, elle crée les conditions permettant de cultiver des stratégies plus nuancées et complexes menant vers les mêmes fins (plutôt que de dévier et de partir dans tous les sens). On pourrait dire qu’elle se déploie en un cadre stratégique plus complexe permettant d’intégrer les complexités et de gérer les nuances.

On penserait que cet exemple spécifique n’accomplirait pas grand chose au-delà de briser une communauté en des coalitions de boys club d’abuseur.euses contre des insurgé.es-survivant.es-défendeur.euses. Ce n’est pas complètement faux sauf sur certains points. Il est vrai que chacune des coalitions punit les gens qui s’associent avec les gens de l’autre coalition, dans cet exemple les abuseur.euses (et loyalistes) sont largement auto-intéressé.es et les anti-abuseur.euses par contraste sont prêt.es à s’immoler pour le bien général. Donc la coalition anti-abuseur.euses peut collectivement frapper beaucoup plus fort.

Tout ceci est une question de théorie des jeux, et aussi d’entraide et de systèmes évolutionnaires au sens très littéral que Kropotkine et d’autres scientifiques le définissaient. C’est aussi comme ça que les antifascistes gagnent contre les nazis. N’importe quel partisan anti-abuseur.euse individuel pourrait être écraser, agressé ou jeté hors d’un espace social, mais la stratégie plus générale gagne. Se sacrifier pour les autres peut grandir d’une poignée d’individus – ou même un seul – au rang de stratégie hégémonique.

En ce sens, les choix et valeurs individuelles peuvent absolument changer le monde à travers des transformations catalysatrices du bas-vers-le-haut des relations sociales. Certaines des personnes les plus impactantes ont été des individus anonymes et isolé.es qui étaient prêt.es à se foutre en l’air pour arrêter des trucs horribles. Bien sûr le contexte stratégique peut aussi devenir vraiment compliqué, comme avec les institutions.

CONFLIT, PROBLÈMES D’INCITATION ET LE « DÉPÉRISSEMENT » DE L’ÉTAT

Marx, dans ses meilleurs moments du Capital, se tire hors de la fange hégélienne et essaye d’examiner les motifs économiques de son époque en termes d’incitations personnelles simples (même s’il est alors largement devancé dans les parts les plus importantes par Smith, Proudhon, les Ricardiens, et autres.). Mais en privilégiant l’économique il n’applique pas le même microscope à l’État, qui est juste pris pour acquis, comme capturé et modelé pour le bénéfice de la bourgeoisie en tant que classe. Notre cible, Engels – faisant son retour soudain sur scène afin de couvrir pour son maître tel un clown gueulard – réaffirme fameusement ce point de telle manière qu’il ouvrit la porte à cet escroc et sociopathe Lénine :

« Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’État. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classe et oppositions de classes et également l’État en tant qu’État. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’État, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat)… Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont également éliminés les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État. Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société, – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, – est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. »

Les trous là-dedans sont assez grands pour laisser passer un empire génocidaire capitaliste d’État.

En mettant de côté l’absurdité totale de vouloir redéfinir « l’État » sur la base de qui le « dirige »…

Sans les tensions de classe, il n’y a personne à réprimer ? Il n’y a plus d’incitation à réprimer ?

Pourquoi est-ce qu’un héros prolétaire spécifique, une fois la saisie de l’appareil administratif étatique rendue effective, ne devrait pas chercher à gagner de l’influence sur quelques coins ou aspects de ce dernier avec pour but d’accroître sa propre satisfaction personnelle ?

En mettant de côté pour un moment l’idée d’une « socialisation » magique de l’État afin de n’en faire qu’un appareil administratif sans coercition, nous avons déjà parlé de sources et dynamiques de Pouvoir autres que la force physique. Même si toute trace de force coercitive centralisée s’évaporait, les dynamiques administratives centralisées créent tout de même des goulots d’étranglement de flux d’information et des relations sociales qui permettent l’abus et le pouvoir plus généralement. En prenant pour exemple un journal avec des éditeurs démocratiquement révocables, il est facile de voir la myriade de façons que ces rôles pourraient être exploités de paire avec l’infrastructure centralisée en direction du pouvoir et permettre de catalyser une immunité relative à toute action ou sanction démocratique.

Bien sûr, on pourrait postuler que l’abolition de la classe – le supposé engin de toute l’histoire préalable – et que la solidarité forgée dans la lutte prolétarienne, pourrait transformer radicalement les motivations individuelles au point où les désirs de toustes seraient en harmonie et personne ne pourrait même imaginer chercher à avoir l’ascendant sur les autres. Ce serait un flux causal un peu maladroit au vu de la manière que les désirs et conditions matérielles ont été établies comme étant ce qui détermine les structures sociales. Mais hey, rajoutez quelques invocations de « dialectiques » sur le tas et ensuite ne vous embêtez pas à considérer le désordre causal d’une période de transition (arbitrairement proclamée) où des dynamiques sociales, pour la première fois dans le récit de Engels, commencent de manière substantielle à prendre le pas sur les pulsions matérielles, précédemment dominantes, d’agent.es individuel.les.

Ou peut-être que ce qui rend unique la révolution prolétarienne et l’avènement du communisme est qu’ils conquièrent les besoins matériels et qu’avec ses besoins matériels atteints, une personne peut voir ses valeurs, sa perspective individuelle, etc., transformées. Et pourtant ceci dépend d’un certain tranchage entre ce qui constitue des « besoins » et ce qui constitue des « désirs » qui est forcément arbitraire, ou au moins déterminé socialement plutôt qu’un fait biologique ou matériel brut. Est-ce que vous avez besoin de vivre jusqu’à être vieux ? OK, jusqu’à quel âge, spécifiquement ? Est-ce que vous avez besoin d’une nourriture plus complexe qu’une pâte nutritive ? Quand est-il de fruits cultivés dans d’autres climats et acheminés à grand coûts environnementaux ? N’importe quelle notion de « sens commun » que l’on pourrait utiliser pour délimiter les besoins des désirs révèle immédiatement des conditions et normes culturelles qui vont elles-mêmes changer. Et peu importe où l’on trace les limites entre l’un et l’autre, il semble toujours y avoir des individus bien plus motivés par leurs « vouloirs » matériels plutôt que leurs « besoins ». C’est sans même parler des projets artistiques et autres qui demanderaient beaucoup de ressources. Dans tous les cas, Engels se crée cette ligne de retraite lorsqu’il utilise explicitement la phrase “instruments de production et moyens de subsistance.”

La présence de tels intérêts individuels bouscule l’image d’un appareil d’État socialisé et le rend inutile à quoi que ce soit au-delà du management d’intérêts universels.

La politique, comprise comme impliquant des intérêts en concurrence, va continuer et avoir encore plus d’impact même. Les managers de « l’ancien » État ne peuvent pas simplement calculer les « vrais besoins » de manière impartiale depuis un point-de-vue divin extérieur à la société humaine.

Notons que l’on a pas besoin d’imaginer la construction d’une classe bureaucratique spécifique pour que cet État prolétarien (ou institution managériale « socialisée ») puisse partir en vrille. La domination se déroule fréquemment hors des motifs de classe, souvent de manière forte. La simple existence d’un goulot d’étranglement centralisé dans des relations sociales et dans la communication d’information procure des opportunités au pouvoir. Ça n’a pas d’importance que la fonction managériale est supervisée par une démocratie directe universellement inclusive, il y a tout de même de très nombreuses dynamiques exploitables ; de qui est impliqué dans la formulation des propositions soumises au vote, à qui a quel niveau de participation dans les comités et autres. Et bien sûr, le majoritarisme est en soi une forme de domination ; si l’on postule que des « poids et contrepoids »(pouvoirs et contre-pouvoirs) sont possibles à l’intérieur de l’institution afin de l’empêcher de régulièrement tuer la personne la moins populaire chaque semaine (ou juste orienter la production dans une direction opposée à leurs besoins), on est obligé de présenter la théorie politique montrant comme les poids et contrepoids préviennent ce genre d’abus, la corruption, l’accumulation de pouvoir, etc. Particulièrement en vue du fait qu’il y a absolument 0 cas où de tels programmes marchent sur le long-terme sous n’importe quel état existant.

Ceci ne dit rien pratiquement sur l’incapacité du vote d’un individu à refléter leur réel engagement personnel dans un problème, ou le degré d’inefficacité introduit lorsque l’on doit résoudre les problèmes en les discutant ou en les décidant de manière politique. L’assemblée du quartier s’est réunie aujourd’hui pour t’expulser parce que tu as peint ta maison d’une couleur que la majorité trouve moche et après ça le vote sur le transfert de céréales fût tenue avec des manœuvres procédurières de la part de Karen qui a su tenir tout le monde en état d’hostilité jusqu’à ce qu’elle obtienne ce qu’elle voulait.

Dans tout ceci, j’ai été charitable en lisant la description d’Engels de l’État socialisé, mais bien sûr, par « l’administration des choses, la direction des opérations de production » il est important de noter qu’Engels n’a pas décrit une institution de violence centralisée. Il a simplement affirmé que dans une société sans classes, l’État ne serait pas « répressif » et ainsi ne conformerait pas à la définition habituelle d’un « État ».

C’est le même genre de twist de langage qu’il nous sort dans « De L’Autorité », dans le sens où le terme est utilisé dans ce texte-là, signifiant : « l’apposition de la volonté d’un autre sur la notre » ce qui parait raisonnable jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’il essaye de réduire les questions d’autorité à des questions de causalité. Et ainsi à contourner toute question de choix plus généralement et de faire une équivalence entre l’acte de résister et perturber des systèmes qui contraignent l’agentivité d’une personne avec n’importe quelle influence sur le monde général, ce qui inclue toute tyrannie et contrainte sur les autres. Vu que tout est lié à tout de manière causale, Engels peut ainsi qualifier, par exemple, le fait d’être gay en public d’imposition autoritaire sur les autres. Ce qui est perdu ici est la question des choix, combien, à quelle profondeur et quels sont-ils. Pour ne rien dire de l’agression et de l’autodéfense.

Quelqu’un qui persuade quelques amis et une communauté plus générale de contribuer de quelques manières à un projet à travers des conversations pourrait tout aussi bien être en train « d’imposer sa volonté » dans un sens causal, mais c’est à des kilomètres du fait de n’avoir aucune autre option que de devoir parler de la proposition sur le projet, pour qu’elle soit ensuite votée pour ou contre par une foule durant la réunion de l’association des copropriétaires. Et si on donne à cette association toutes les armes du contexte ?

Parce que l’État n’est pas juste n’importe quelle structure ou association sociale, et n’est pas non plus équivalent à l’organisation centralisée qu’Engels semble vouloir prendre pour défaut incontournable dans « De L’Autorité ». L’État est une institution sociale de violence centralisée. Qu’il soit un gang, une chefferie, une firme de sécurité privée, ou un État -nation westphalien, les États déforment sévèrement le paysage d’options et réduisent nettement les possibilités et l’agentivité.

Une fois qu’un État existe, il est plus facile d’accomplir des objectifs en gagnant contrôle de cet État et de sa capacité à imposer la violence – ce qui signifie que tous les autres moyens et approches se retirent. Tout ceci se compose de telle manière qu’il n’y a plus de solutions diverses ou de consensus du bas-vers-le-haut pour arriver à un but. Non seulement cela renforce le monopole de l’État sur l’accomplissement de n’importe quelle tâche, mais ce monopole va également affecter la perception des individus de ce qui est possible. L’escalade de l’engagement due à la spécialisation pousse les gens à se battre sur qui va diriger l’État plutôt qu’à chercher d’autres moyens de faire les choses.

Les États peuvent atteindre certains objectifs rapidement (particulièrement si ces buts sont des économies d’échelle simples du style « produire un milliard de clous », et encore plus si des années de violence d’État ont vu le subventionnement de structures de capital dans une forme tout autant centralisée). Mais les États sont, dans le même temps, incroyablement inefficaces à intégrer de l’information complexe distribuée comme des désirs subjectifs individuels variés et leurs particularités locales. Et, au-delà de la question de collecter l’information, l’État est un gros bordel dans comment il applique des réponses à des contextes particuliers. La centralisation de l’État n’a tout simplement pas la bande-passante pour résoudre des problèmes complexes avec des moyens complexes. Pendant que l’information passe par un centre (que ce soit le leader suprême ou le conseil d’administration qui établi l’agenda de l’assemblée générale) elle doit être collectée, comprimée, et traitée. Tout ceci est fameusement dur et verra nécessairement des pertes.

Tout ça oriente ce que l’État peut accomplir, mais oriente également l’imaginaire de ceux.lles qui se préoccupent de l’État comme moyen. Ceux.lles qui se spécialisent/se focalisent sur la capture de l’État et l’orientation de l’État commencent entièrement à penser en termes des objectifs qu’un État peut atteindre. D’abord, l’État remplace tous les moyens alternatifs pour la résolution d’un problème, après, avec ces autres moyens rendus affaiblis et marginalisés, il devient immédiatement un outil plus utile en comparaison d’un ensemble encore plus large de choses – même s’il est moins efficace que ces moyens ne l’étaient. Enfin, alors que l’État devient peu à peu le monopole sur les moyens à n’importe quelle fin, les autres moyens sociaux deviennent non seulement moins accessibles mais aussi petit à petit inconcevables, ce qui fait que les gens ne pensent même pas à créer des alternatives pendant qu’elles sont encore plus efficaces que l’État.

L’État permet au pouvoir social ou politique de fonctionner comme une devise largement fongible – et petit à petit perçue comme universellement fongible. Pour accomplir le moindre objectif, on se doit d’abord de passer par la matrice de l’État. Et donc ça fait peu à peu sens pour les individus de dériver vers l’élévation du but occasionnel et instrumental de la capture du pouvoir de l’État à un but universel instrumental voire au but premier. Les gens ont une capacité cognitive limitée et priorisent ainsi les stratégies efficaces pour leur contexte, ce qui, dans le contexte d’une société (étatique) où le pouvoir social vous obtient n’importe quoi, signifie le Pouvoir.

Ceci ne crée pas juste l’incitation à prioriser la poursuite hargneuse du pouvoir politique, cela incite les individus à préserver (et étendre) la capacité de l’État. Pourquoi mettre de côté ou réduire la taille d’une armée ou d’une force de police dont vous pourriez avoir besoin dans quelques années ? Pourquoi tolérer ce contrepoids sur le pouvoir étatique quand une autre personne au pouvoir pourrait plus tard avoir une opportunité similaire pour son retrait.

Au-delà de l’effet cliquet d’un pouvoir étatique grandissant inexorablement, d’autres asymétries se construisent dans la politique de l’État autour de la difficulté à contourner l’État dans un sens ou l’autre en conséquence d’asymétries externes. Donc par exemple, ceux avec plus de concentration de pouvoir, richesse, popularité, capacité à contrôler les flux d’informations, etc, peuvent mobiliser plus de ressources que des acteurs diffus, et ainsi ils gagnent les concours pour le pouvoir de l’État. L’État produit ainsi des tendances générales d’accumulations au-delà de l’État, qui approfondissent les inégalités dans d’autres questions que la richesse (si quelque chose comme les titres de propriété existent) comme la popularité.

Parce que l’État peut imposer une conclusion catégorique, il permet la suppression directe de la compétition de manière qui ne sont pas possible en son absence. Sous le capitalisme, cela ressemble par exemple à des conglomérats qui font fermer toutes les petites firmes ou au Capital qui remporte la victoire dans sa compétition avec les Travailleur.euses. Sous le communisme d’État, ça ressemble à une situation où ceux.lles qui ont les bonnes connexions peuvent exclure ceux.lles qui ne sont pas dans leur réseau parrainage. Par exemple, le pouvoir étatique capturé peut permettre d’exclure les scientifiques qui ne font pas partie du réseau de capital social, affaiblissant la concurrence requise et la diversité dans le processus scientifique.

Aucun de ces processus ne peut être stoppé en « faisant une loi contre ça » ou en écrivant un document constitutionnel. Quelques morceaux de papiers ne peuvent pas magiquement stopper les flics de se rendre compte qu’iels détiennent la plupart des flingues et peuvent juste menacer de buter la famille du maire. Même si vous parvenez à faire se taper dessus toutes les ailes du gouvernement, elles restent rarement dans un équilibre pour toujours et il y a si peu de parts de l’État en concurrence que la collusion et la centralisation est une direction inévitable. De plus, aucune loi ne peut être structurée avec la particularité nécessaire pour pouvoir gérer toutes les complexités de la vie sociale réelle. Toute loi, naturellement, se généralise d’une manière qui va généralement infliger de la souffrance. Et, bien sûr, toute loi nécessite un mécanisme d’escalade pour gérer ceux.lles qui, sciemment, l’ignore elle et ses applicant.es.

L’État est, pour faire court, un problème d’action collective qui s’est emballé. Les institutions centralisées de violence imposent des édits maladroits – à travers des moyens démocratiques, technocratiques ou dictatoriaux, peu importe – qui déplacent toute possibilité de résolution de problème à travers la construction de consensus ou en trouvant des manières de diversifier.

L’État est en interrelation avec l’économique mais ne peut pas y être réduit. Et l’abolition de la lutte des classes ne ferait pas disparaître l’opportunité ou l’incitation à dominer à travers l’État, même s’il était renommé comme simple assemblée managériale.

Il y a des manières d’empêcher, éroder, exploiter, et parfois même de faire s’effondrer les États, mais ces méthodes de résistances sont bien sûr très difficiles. Ça prend une quantité assez extraordinaire d’énergie pour stopper un État une fois qu’il s’est amorcé. Pour toute l’humanité, sur une perspective de long-terme, ça vaut le coup de s’investir à stopper l’État et d’établir des anticorps sociaux robustes (stratégies individuelles normalisées, etc.) contre sa réémergence. Mais la barrière à cet accomplissement est élevée. Le truc avec les pièges d’incitations c’est que ça peut devenir très coûteux de s’en sortir.

Donc c’est quand même assez important quand quelqu’un essaye de gagner de l’influence dans des cercles sociaux révolutionnaires mais n’a pas la moindre analyse de comment éviter la catastrophe et est très hostile à toutes les personnes qui en ont une.

POURQUOI TOUT ÇA EST IMPORTANT

Concernant les dynamiques de pouvoir en général, nous nous devons, comme l’écrit Engels à propos des forces productives, “saisi[r] [leur] activité, [leur] direction, [leurs] effets” ceci n’est certainement pas une tâche nouvelle et donc pourrait être sans intérêt pour un doctorant de classe moyenne cherchant à établir sa marque personnelle dans un mouvement révolutionnaire. Mais elle reste une tâche sur laquelle d’innombrables personnes se sont penchées auparavant, et une sur laquelle les anarchistes, depuis l’avènement de notre mouvement moderne avec la déclaration de Proudhon, se sont focalisé.es.

Le temps que les tanks passent devant les travailleurs en Hongrie, la plupart des suiveurs du Messie hors des régimes à goulags avaient fini par admettre le problème de l’État, mais ça leur a fait vraiment mal d’admettre que ces puants d’anarchistes aient pu avoir raison sur quoi que ce soit, encore moins si c’est par autre chose que de la chance.

Alors que leur héritage idéologique produisait épicycles correctifs sur épicycle cette question fit sûrement couler beaucoup d’encre pour des académiques qui trouvaient les abstractions sociales agrégées, démarcations conceptuelles et prétentions générales du marxisme utiles pour faire sortir des papiers, mais ce qui est utile à des anarchistes cherchant à radicalement changer le monde n’est pas nécessairement intéressant ou « nouveau. » La vérité est souvent simple et ordinaire.

Le péché central dans les sections d’Anti-Duhring analysées ci-dessus est un désir d’établir Le Prophète comme avançant un récit nouveau et unique du monde qui serait passé complètement devant les anarchistes, socialistes ricardiens et autres analyses profanes de l’exploitation mise en œuvre par les propriétaires d’usines.

Pour défendre la couronne de son pote – et en conséquence sa propre grandeur dans le mouvement socialiste – Engels adopte une rhétorique grandiloquente qui ne peut pas juste présenter Marx comme approfondissant les discours existants de quelques degrés, mais doit au contraire présenter la situation comme une rupture totale et complète, une révolution conceptuelle du même acabit que Darwin ou Copernic. Marx n’est donc pas seulement en train de réaliser une critique immanente et une reformulation mineure et combative depuis le cadre et le discours de l’économie politique libérale classique qui le fascine, et il ne faut pas non plus qu’un récit sur comment l’infrastructure matérielle et les normes économiques influencent les motifs sociaux soit négocié à n’être qu’une question de degrés ou d’emphase. Non, pour démolir complètement Duhring, il faut que cela devienne un récit totalisant de toute l’histoire mondiale. Une étincelle de rhétorique dans le Manifeste doit être défendue au point d’établir des lois universelles qui mettent sens dessus dessous l’intégralité de l’histoire.

Anti-Duhring est principalement connu à cause du passage d’Engels sur la capture prolétarienne de l’État, mais ce que j’ai tenté de faire ressortir ici est à quel point l’entièreté de ce qu’il couvre sert à construire des œillères autour de ce passage. Toute l’histoire (européenne) doit être réécrite afin de réduire la question du pouvoir politique à rien d’autres que quelque chose de purement déterminé par l’économique. Les problèmes de complexité, distribution, calcul, connaissance, etc., doivent être rejetés afin de garder cette révision historique sur ses pattes et, inévitablement, pour éviter les questions managériales du « non-État » d’après la révolution. Avec ceci doit partir toute analyse plus large du pouvoir, même si une analyse sincère aurait pu générer une réponse utile au focus de Duhring sur la force. Et ainsi les questions de valeurs morales, motivations et stratégies doivent également être balayées du revers de la main, pour qu’aucune analyse radicale, émergeant réellement du bas-vers-le-haut, ne puisse être faite des incitations et actions orientées vers le pouvoir étatique (et managérial).

Il est au-delà de l’allonge de ce texte de détailler toutes les stratégies complexes et variées à travers lesquelles les gens saisissent le pouvoir à l’intérieur d’institutions politiques (et ‘communautaires’), espérons que les esquisses rapides au-dessus seront suffisantes pour démontrer la pertinence de la politique et la faiblesse d’un argument qui consiste à agiter le terme « démocratie ». Certain.es pourraient objecter en se concentrant sur le fait de résoudre les exemples illustratifs donnés, mais je ne suis pas intéressé.e par le fait d’écrire une variante moderne de Le Prince se focalisant sur les assemblées démocratiques et les comités managériaux. Les entristes marxistes malhonnêtes complotant et saisissant tout le pouvoir qui pourrait exister sont un incontournable des espaces activistes, iels n’ont pas besoin de pointeurs, et le comportement du Messie et d’Engels dans les Internationales montrent qu’il n’y a pas une grande différence entre les marxistes et leurs géniteurs.

Ceux à qui on a appris à écarter les questions éthiques de valeurs et stratégies en faveur d’un exposé maladroit de la causalité en société vont inévitablement apprendre les mêmes choses qu’iels évitent désespérément de mettre en mots de manière explicite. Étant donné que les seules forces causales réelles viennent des conditions matérielles, il ne peut pas y avoir d’inter-relation entre moyens et fins ; mentir, cacher et utiliser le positionnement social sont ainsi tous décrits comme complètement neutres, mais également nécessaire dans le complotage quotidien, et aussi sans pertinence à la question de la doctrine formalisée de La Science Immortelle Du Marxisme. Bien que j’ai écrit ceci dans l’espoir de procurer une collection compacte de correctifs envers laquelle les marxistes récemment-converti.es pourraient exprimer leur ignorance et leur ahurissement, ils demeurent pour beaucoup, j’en suis sûr, d’une évidence aveuglante. Et ceci est la source de bien des railleries, le fait que les anarchistes – avec notre soucis pour la genèse et la mutation des valeurs morales, les dynamiques du pouvoir politique et interpersonnel, notre souci de la centralisation pas juste du pouvoir politique mais aussi de l’infrastructure technologique – ne disent rien de nouveau.

En effet, ce que nous disons est souvent juste le bon sens commun des opprimés en résistance, plus un tout petit peu de cohérence radicale et d’extrapolation orientée vers le long-terme. « Il n’y a pas de poison aussi fatal que le Pouvoir. » Peu importe que ça nous ait mis en opposition avec l’entièreté de l’ordre existant, dans une opposition fractale qui ne laisse rien hors de notre cadre d’analyse (des fermes industrielles à comment élever des gosses). Dans la majeure partie de la tradition marxiste, comme les vieilles loges d’élites dont la connaissance ésotérique est gardée à l’abri du monde, rien ne pourrait marquer quelqu’un comme faisant partie du statu quo général, et donc en gros en tant que libéral, aussi bien que ça.

Et bien sûr, de cette perspective qui voit l’État comme une simple perturbation secondaire ou un épiphénomène de l’économique, toute critique de cette perspective est nécessairement « libérale », mais depuis une perspective anarchiste qui place le pouvoir social en premier, ce qui caractérise principalement le libéralisme est sa théorie naïve de l’État comme d’un terrain démocratique et appareil administratif neutre.

Même si Engels reconnaît que les États de son époque sont emmêlés avec les intérêts des capitalistes, sa présomption que l’État va changer de caractère (jusqu’à ne plus nécessiter le qualificatif d’État) sur un changement de propriétaire et d’intérêt de classe est le pic absolu de la naïveté libérale. Donc dans le sens le plus important du terme, Engels est juste un libéral.

Les anarchistes ont longtemps groupé.es les libéraux et les socialistes d’État ensemble. Quand quelqu’un essaye de vous enlever votre masque en manif, on s’en fout un peu de savoir quels pins y porte ou quels livres sont sur son étagère. C’est une des raisons pour lesquelles la révolution Bernie a porté tant de personnes du progressisme libéral à marteler religieusement des textes marxistes ; le fossé n’est pas si large, la reformulation conceptuelle pas si profonde.

Le vrai travail, c’est d’examiner le Pouvoir à toutes les échelles, sous toutes ses formes et aspects. Le matérialisme historique a studieusement évité ça, comme Engels est forcé de le rendre apparent dans Anti-Duhring.

Mais encore une fois, en tapant si fort sur ce bougre d’abruti d’Engels. Je n’ai critiqué pas le moindre mot sacré de Marx ici et donc qui peut dire si cette critique s’applique à lui. Votre favori est en sûreté. Peut-être même renforcé par l’élagage de cet accessoire. Et maintenant ce qu’on fait, c’est dire qu’après la mort du messie, Engels a brûlé beaucoup de sa correspondance avec Marx. Et il n’y a pas de doutes que c’était parce que le Messie était d’accord avec moi (qui ne suis que simple scribe révélant et préservant son génie éternel) sur toute la ligne et Engels ne pouvait juste pas vivre avec la honte de ce fait.


NOTES

1, TVT : théorie de la valeur-travail. Ensemble de théories économiques sur la question de la valeur et de sa relation au travail et effort nécessaire à sa production et sa capture. Originellement une théorie d’économie classique, son interprétation et sa formulation marxiste est célèbre.

2, la motte castrale : Un sophisme qui consiste à présenter deux propositions, la première déjà admise et acceptée et la deuxième controversée et discutable, et à utiliser la proximité entre les deux propositions pour tromper un opposant dans un débat, par exemple en avançant tour à tour des arguments qui défendent l’une ou l’autre des propositions afin de brouiller la distance entre les deux. Cela permet d’insinuer que la proposition controversée est raisonnable mais de ne pas se mouiller si on nous demande si on croit réellement à la proposition controversée.

3, Illégibilité : Un terme tiré du livre de James C. Scott « L’œil de l’état ». Désigne la qualité d’illisibilité d’un objet, d’une population ou d’un territoire du point de vue d’un acteur, que ce soit un État ou un individus. Par exemple les pratiques d’horticulture d’une population paysanne peuvent être illégibles (illisibles, incompréhensibles) à l’État, rendant très dur d’avoir un impôt solide sur les plants cultivés. Le langage d’une population native peut-être incompréhensible à un État colonisateur, rendant difficile aux agents de cet État de comprendre les conversations de la population et ainsi leurs actions potentielles futures.

4, cités marronnes : référence au marrons, des personnes réduites en esclavages qui ont réussis à s’enfuir et à s’établir dans des zones où iels peuvent vivre libre.

5, Exploits : terme d’informatique désignant des conditions permettant l’exploitation de failles dans un système : https ://fr.wikipedia.org/wiki/Exploit_%28informatique%29

6, Thétan : terme en scientologie, mdr

7, société de bande (« band societies » dans le texte original) : terme en anthropologie désignant des sociétés de plusieurs dizaines d’individus

8, détente (« detente » dans le texte original) :  compris comme un accord mutuel, une trêve dans un conflit, etc.

Anarchy and Democracy
Fighting Fascism
Markets Not Capitalism
The Anatomy of Escape
Organization Theory