Original : William Gillis. The Case Against Voting. Traduit par Pierre Dufour.
Nous avons survécu à une nouvelle période électorale ainsi qu’aux leçons inévitables des socialistes libertaires comme Chomsky à propos de l’abstention des anarchistes.
Je vais être clair : les résultats des élections sont importants. À moins de miser sur la tendance accélérationiste, élire un centriste un peu benêt vaut toujours mieux qu’élire Hitler. Aujourd’hui, alors que le Parti républicain se rapproche des nationalistes blancs les plus extrêmes, l’argument « de toute façon, les partis politiques sont tous les mêmes » ne semble plus assez convaincant pour le plus grand nombre. Cependant, si les résultats des élections importent, cela ne signifie pas votre vote individuel fait la différence.
La probabilité que votre simple vote influence drastiquement des élections est infiniment petite. Cela est irréfutable. Dans une démocratie représentative, il n’y a pas d’entre-deux : un homme politique est élu, un projet de loi est voté, ou rien du tout. À moins d’être capable de peser dans la balance d’une quelconque manière, votre vote n’a aucune influence notoire sur le résultat. Dans mon État, les résultats des élections sont habituellement départagés par des centaines de milliers de votes. Peu importe pour qui vous votez, votre voix n’aura aucune influence sur le résultat.
Oui, les enjeux des résultats électoraux peuvent être déterminants pour des millions de personnes, mais les chances d’influencer les quelques élections dont les enjeux sont si importants sont pour la plupart généralement inférieures à un sur un trillion. Vous pourriez influer la société bien plus si vous donniez 20 € à un SDF, si vous vous occupiez des personnes qui sont chères à vos yeux, si vous bâtissiez des infrastructures alternatives en vue d’aider ceux dans le besoin, ou si vous cherchiez tout simplement à préserver votre santé mentale.
Le vote en soi est bien plus irrationnel qu’acheter un ticket de loterie. Le billet de loterie a au moins le mérite de présenter une certaine utilité économique pour les plus pauvres qui profitent d’une chance sur un milliard d’avoir un retour sur investissement. Bien entendu, il existe des exceptions où des résultats d’élections très serrés sont connus presque à l’avance, mais cela n’arrive presque jamais, et encore moins en 2018.
Votre vote n’a aucune influence, mais le fait qu’un grand nombre de gauchistes le pense montre l’irrationalisme collectif dans lequel nous baignons et qui EST important, car cela aura pour conséquence d’influencer toutes les autres formes d’activisme réellement pertinentes.
Les arguments en faveur du vote sont très kantiens : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité[…] » et « Si personne ne vote, alors le vote reprendra de son importance » ; mais si personne ne vote, alors le gouvernement ne serait plus légitime. Et dans tous les cas, il n’y a aucun lien de causalité. Votre démarche n’incitera pas les autres à en faire autant comme par magie : vous êtes un être distinct doté d’une personnalité qui vous est propre. De même, les conséquences de vos actes individuels sont faibles par opposition à par votre vote/choix. Vous pourriez tout à fait lancer une campagne pour influencer – ou tromper – l’opinion de milliers de personnes et ne pas voter vous-même, puisque votre vote seul n’a aucune importance. Je connais en effet des libéraux très futés qui agissent de la sorte.
Malheureusement, l’opinion générale de la gauche sur le vote est de plus en plus influencée par cette pensée délirante. Ils veulent monter des organisations gigantesques, des armées géantes, le tout composé d’individus qui agissent tous sans attendre aucune conséquence importante de leurs actes, dans l’espoir de contrôler les effets qui en découlent. Ce qui les intéresse n’est pas l’action directe et responsable qui entraîne des conséquences notoires. C’est pourquoi les gauchistes sont enfermés dans le schéma de pensée du « Vous devez participer à ces manifestations dénuées de tout sens ». Les manifestations seraient embarrassantes s’il n’y avait que quelques milliers de personnes présentes, mais imaginez la tempête qu’elles pourraient causer si des centaines de milliers de personnes envahissaient un bâtiment pour demander du changement ! Si vous continuez de voter, de vous présenter aux manifestations, et d’acheter des tickets de loterie, alors peut-être bien que…
La pensée démocratique est intéressée avant tout par les chiffres : « plus » de personnes est la définition même du succès. Quand elle influence le point de vue que l’on a des organisations, on ne considère plus l’activisme comme une action directe qui a des conséquences importantes.
On continue de nous demander de nous présenter dans des réunions d’organisations qui ont l’espoir qu’un jour ce rituel civil deviendra le catalyseur d’une force animée par le désir de changement. Sauf que la participation devient au bout d’un moment la finalité et non un moyen. Le nombre de participants devient alors le seul critère d’évaluation du succès. Le sentiment d’appartenir à une « communauté » devient alors la gratification de ceux qui participent à ces rituels.
Tout comme la démocratie nous apprend qu’il faut attendre les élections pour accomplir quelque chose, les gauchistes nous apprennent qu’il faut plutôt attendre la révolution. Les mouvements sont alors pensés pour attendre le moment de rupture où tous nos investissements paieront soudainement.
Bien sûr, dans l’attente de ce moment, une personne de plus inscrite au mouvement ne le fera pas progresser davantage. On voit ici les gauchistes devenir obsédés par l’idée d’instaurer une sorte de gommage de l’individualité rationnelle du peuple, de la même manière que le fait un gouvernement démocratique. Participer devient un symbole de vertu en soi, les actes sont contrôlés et récompensés d’une manière de plus en plus dissociée de leurs conséquences. Organiser le rituel devient plus important que son but, ses retombées et tout le reste.
Des actions collectives comme le vote ont besoin de prendre place dans une société pyramidale, qui exige au préalable de sacrifier sa liberté individuelle afin que tout le monde marche du même pas.
C’est pourquoi les anarchistes, et non les gauchistes, ont refusé de renoncer à leur capacité à agir et à prendre du recul sur la situation. Nous refusons de ne faire qu’un avec un système, des institutions, ou des stratégies faisant perdurer cet état d’esprit.
À la place, nous recommandons l’action directe et la recherche de nouvelles méthodes de production qui n’ont pas besoin de s’inscrire dans un premier temps sur une échelle démesurée. Nos projets sont étudiés pour fonctionner à long terme avec des effets progressifs ; nous refusons cet état d’esprit du « tout ou rien ». De cette façon, tout temps et énergie supplémentaire dépensés dans ce projet entraînent des effets concrets, comme nourrir des SDF ou armer des femmes transsexuelles. Ce n’est pas le cas du vote, qui force la convergence de tous les efforts vers un horizon contrôlé par le pouvoir mis en place, ce qui rend votre participation inutile jusqu’à ce qu’un certain nombre de personnes s’implique à leur tour. C’est pourquoi notre approche est bien plus efficace : chaque personne voit ses actes récompensés. Plutôt que de se fatiguer à lutter contre l’application de lois rendant illégal l’avortement, il est possible de mettre en place des réseaux d’aide à l’avortement qui ne répondent à aucun gouvernement. Ainsi, chaque nouvelle cellule ou établissement construit est une victoire. Les individus impliqués sont alors informés en temps réel de la portée de leurs actions ; ils savent pourquoi ils s’impliquent, et se voient récompensés tout au long de leur engagement. Nos projets et nos plans d’action sont fertiles à une culture d’engagement à tout instant ; ce qu’elle n’est pas, c’est une incitation à la passivité, à la complicité avec des institutions de plus grande taille, et à avoir un comportement irréprochable.
Même quand nous travaillons pour l’accomplissement d’un but lointain, comme la transformation de la société, nos efforts nous rapprochent idéalement de cette transition. Nous ne sommes peut-être pas encore assez pour rendre commune cette norme sociale ou pour construire un projet, mais ce jour approche, de même que la fin de cette situation temporaire. Dans notre démocratie, le résultat d’un scrutin n’est pas effectif au moment où une décision récolte assez de voix. Elle le sera peut-être des années plus tard, si des élections ne remettent pas cette décision en jeu.
En tant qu’anarchiste, ce qui importe le plus dans le rejet de la psychologie démocratique est d’être activement à la recherche d’actions individuelles à entreprendre. Quand les esprits individuels acceptent que les institutions soient les uniques agents actifs de la société, l’anarchisme redonne à tous la possibilité d’être responsable individuellement, facteur souvent oublié ou camouflé par la pensée démocratique. Être anarchiste signifie devoir se demander à tout moment « Que devrais-je faire pour tous nous libérer ? » Il faut, pour cela, constamment réévaluer le monde qui nous entoure et nos interactions avec celui-ci.
C’est pourquoi les anarchistes saisiront toujours l’opportunité d’effectuer des actions conséquentes, comme pirater des entreprises, développer des logiciels de chiffrement utilisés par des millions d’utilisateurs, ou assassiner des dictateurs. Nous sommes ceux qui imaginent sans cesse des nouveaux outils, qui réalisent des œuvres d’art, et qui sont heureux d’aller en prison pour avoir empêché un massacre et avoir sauvé des centaines de personnes. Quand il s’agit de faire une différence, les fruits sont récoltés par tonnes. Un de mes amis me disait : « Dans une société brisée, il n’y a aucune excuse pour n’avoir essayé de sauver individuellement des milliers de personnes. »
Si la pensée démocratique est influencée par Kant, alors le schéma logique et les rituels qui l’accompagnent sont profondément gravés dans nos esprits, quels qu’en soit leur efficacité ; elle nous endoctrine pour nous réduire en esclavage, avec un policier dans chacun de nos esprits pour nous rappeler à l’ordre. L’anarchisme contraste par son repos sur la théorie conséquentialiste, qui demande de prendre en compte à tout moment les causes et les conséquences, et de rester ouvert à des situations uniques.
Bien sûr, il existe des situations où un vote a effectivement une influence notoire sur une décision. Et les conséquences sont importantes. La police de la bienpensance anarchiste ne vous arrêtera pas pour avoir voté. Mais ces situations sont très rares pour nous autres les Américains, vivant dans des États et des comtés collés les uns aux autres. C’est même quelque chose que jamais nous ne vivrons. Il est important de s’en rendre compte, car mettre en déroute la pensée démocratique est indispensable si nous voulons renverser le cours des choses.
L’argument « Oui, mais si tout le monde pensait comme toi » ne veut rien dire, car le choix personnel de voter ou non n’a aucune influence sur celui des autres. Dans le meilleur des cas, la contestation de la psychologie démocratique et des arguments dogmatiques comme ceux cités précédemment nous aidera à nous créer un espace culturel où chacun peut agir plus librement, et penser plus rationnellement, voire peut-être même persuader de nouvelles personnes à nous rejoindre. Mais surtout : si nous étions plus nombreux à partager la même pensée, il serait plus facile de récolter tous les fruits de nos actions.