Moloch (II)

Moloch, Deuxième partie, par Kevin Carson. Article original: Moloch – Mass-Production Industry as a Statist Construct. Traduction française par Leuk.

II – Les Impératifs Institutionnels du Sloanisme

Le modèle de production en série impliquait de forts impératifs : d’abord, il demandait une production par lot en grande quantités, ainsi que de faire marcher des machines spéciales coûteuses à pleine capacité, afin de minimiser les coûts unitaires; ensuite, elle nécessitait un contrôle social et une prévisibilité afin d’assurer que le produit sortant soit consommé, afin d’éviter que des inventaires grandissants et des marchés encombrés ne forcent les roues de l’industrie à arrêter leur rotation. Voici Lewis Mumford s’exprimant sur ce principe :

« Les méthodes mécaniques devenant plus productives, on a cru que la consommation deviendrait plus vorace. On connut l’inquiétude secrète que la productivité de la machine ne crée un encombrement sur le marché… »

Cette menace est surmontée par «les outils du gaspillage concurrentiel, le travail bâclé et les tendances du jour…» 34

Tel que décrit par Piore et Sabel, le problème était que des ressources spécifiques-au-produit ne pouvaient pas être ré-attribuées lorsque le marché évoluait ; dans un tel contexte, cette imprévisibilité de marché imposait des coûts bien trop hauts. Il fallait pouvoir garantir des marchés pour le produit sortant de l’industrie de production en série car les machines hautement spécialisées ne pouvaient pas être ré-attribuées à d’autres utilisations lorsque la demande subissait des changements.35

« La production en série était ainsi profitable uniquement dans un contexte où il existait des marchés suffisamment larges pour absorber la production d’une commodité standardisée unique, et assez stables pour employer de manière continue les ressources investies dans la production de cette commodité. Les marchés de ce type […] ne firent pas leur apparition de manière naturelle. Ils furent créés. »36

« …Il devint nécessaire aux firmes d’organiser le marché afin d’éviter des fluctuations dans la demande et de créer une atmosphère stable pour des investissement profitables sur le long-terme. »37

Ralph Borsodi affirma que « avec la production en série […] l’homme était entré dans un monde sens dessus dessous où : »

« Des biens qui se dégradent rapidement, ou qui sont démodés bien avant, semblent plus désirables que des biens qui sont durables et résistants. Les biens doivent maintenant être consommés ou jetés rapidement afin que l’achat de biens pour les remplacer puisse maintenir l’usine en activité. »38

« Avec l’opération continue de la machinerie de l’usine, des quantités bien plus larges de sa production doivent être vendues au public. Le public achète normalement à la vitesse à laquelle il consomme le produit. L’usine est donc confrontés à un dilemme ; si elle continue à produire des bons produits, sa production sera consommé mais lentement, si elle les fait mal, ses produits seront consommés rapidement. Ainsi elle produit des choses aussi mal que permis. Cet état de fait encourage une dépréciation prématuré. »39

(Dans un marché libre, bien sûr, les firmes qui font des choses biens auraient un avantage compétitif. Mais dans notre marché non-libre, les subventions gouvernementales aux coûts de l’inefficacité, les lois sur la « propriété intellectuelle », et d’autres contraintes sur la compétition protègent les firmes du désavantage concurrentiel complet qui vient de pair avec le fait d’offrir des produits inférieurs.)

Étant donné l’impératif pour l’industrie sur-capitalisée d’opérer à pleine capacité, avec des shifts 24h sur 24, permettant de répandre le coût de machines coûteuses sur le plus grand nombre possible d’unités possible, l’impératif de garantir la consommation de ce produit sortant était tout aussi fort.

Ceci n’est pas juste une caricature par les ennemis de la production Sloaniste de masse. C’est un thème constant des défenseurs les plus enthousiastes du modèle. Ils sont en désaccords avec les décentralistes économiques, non pas sur les nécessités systémiques du modèle de production en série, mais seulement sur s’il a été une bonne chose, et sur la question d’alternatives viables au modèle.

Dans Le Nouvel État Industriel, Galbraith écrit sur le lien entre intensité de capital et le besoin qu’a la « technostructure » d’avoir de la prévisibilité et du contrôle :

« [les machines et technologies sophistiquées] exigent […] d’énormes investissements en capital[…] Elles requièrent aussi un délai bien plus long entre la décision de produire et l’apparition d’un produit commercialisable. »

« Ce sont ces changements qui ont rendu à la fois nécessaire et possible l’organisation des grandes entreprises. Elles seules peuvent aligner les capitaux voulus : elles seules peuvent mobiliser les compétences nécessaires… [des] investissements massifs de capitaux et de capacités organisatrices qui anticipent de loin sur les résultats, [qui] exigent qu’elles recourent à la prévision et aussi qu’elles prennent toutes les mesures possibles pour que ce qu’elles prévoient se réalise effectivement ».40

« Ces délais accrus et ces capitaux énormes, la rigidité de leur mise en œuvre, la nécessité d’une vaste organisation, à quoi s’ajoutent les problèmes de la conquête des marchés dans les conditions de la technologie avancée, ont pour corollaire la nécessité d’une programmation qui va jusqu’à la planification. »41

« La nécessité de planifier la production résulte […] de la durée prolongée des processus de fabrication, des énormes investissements en jeu et de l’affectation rigide de ces investissements à des tâches particulières. »42

« La planification existe parce qu’on ne peut plus s’en remettre au [processus marchand]. La technologie avec ses immobilisations de capital et ses délais, oblige à anticiper sur les besoins du consommateur – de plusieurs mois ou de plusieurs années […] [En plus de] décider ce que voudra et paiera le consommateur, c’est à dire prendre toutes les mesures en son pouvoir afin que ce qu’elle décide de produire soit voulu par lui à un prix qui soit rémunérateur pour elle […] Elle doit remplacer le marché par la planification. »43

« La planification exige que l’on soit maître du comportement du consommateur. La planification elle-même est imposée par l’utilisation extensive du capital et du progrès technologique comme par la dimension et la complexité de l’organisation qu’ils impliquent. Tous ces facteurs concourent à l’efficience de la production, donc à un volume de production considérable. Autre conséquence, les biens qui sont en rapport uniquement avec la sensation physique élémentaire – ceux qui se bornent à prévenir la faim, à protéger contre le froid, à procurer un abri à supprimer la douleur – n’ont plus, dans toute production qu’une part modeste et décroissante. La plupart des biens servent à satisfaire des besoins que l’individu se découvre non point du fait de l’inconfort concret qui accompagne la privation, mais par suite d’une sensibilisation psychique à leur possession. »44

Pour Galbraith, le récit qu’il appelle la « Séquence Acceptée » du consommateur souverain, dans laquelle la demande des consommateurs détermine ce qui est produit, fut remplacée par une « séquence révisée » dans laquelle des corporations oligopolistiques déterminent ce qui est produit et ensuite s’en débarrassent en gérant le comportement des consommateurs. Si on reformule en termes contemporains : l’économie orientée par la demande est remplacée par un modèle d’économie de l’offre, un modèle supply push.

Économies d’échelle, économies de vitesse et distribution push

Alfred Chandler, tout comme Galbraith, était profondément convaincu des efficiences supérieures de la Grande Corporation. Il affirmait que l’entreprise moderne à unités multiples « permettait » des efficiences supérieures.45

« En reliant l’administration des unités de production avec celle des unités d’achat et de distribution, les coûts d’accès à l’information sur les marchés et sources d’approvisionnement furent réduits. Bien plus important, l’internalisation de beaucoup d’unités permit de coordonner administrativement le flux de biens d’une unité à une autre. Une planification plus efficace des flux permit une utilisation plus intensive des installations et du personnel employés dans les processus de production et augmenta ainsi la productivité tout en réduisant les coûts. »46

« D’un point de vue organisationnel, c’est à travers l’amélioration du design des installations de manufacture et de transformation et par des innovations des pratiques et procédures de gestion nécessaires à la synchronisation des flux et supervision de la force de travail que la production fut étendue. Les accroissements de productivité dépendent aussi des capacités et compétences des managers et des travailleurs et de l’accroissement de leurs compétences au fil du temps. Chacun de ces facteurs ou une combinaison de ceux-ci a aidé à augmenter la vitesse et le volume du flux, ou ce que certains processeurs appellent « le débit » des matériaux à l’intérieur d’une installation… »47

« L’intégration de la production de masse avec la distribution de masse créa une opportunité pour les manufacturiers de réduire les coûts et d’augmenter la productivité grâce à une administration plus efficace des processus de production, de distribution et de coordination du flux de biens qui passait à travers celles-ci. Pourtant les premiers industriels à intégrer ces deux ensembles de processus ne le firent pas pour exploiter de telles économies. Ils le firent car les vendeurs existants étaient incapable de vendre et distribuer des produits au volume auquel ils étaient produits. »48

L’usine de production de masse réalisa des « économies de vitesse » par « l’utilisation bien plus intensive de l’équipement et du personnel.»49 (Bien sûr Chandler part du principe que les modes de production à capital intensif sont nécessairement plus efficaces, et ne nécessitent qu’ensuite les « économies de vitesse » afin de réduire les coûts unitaires qui découlent des capitaux plus coûteux).

Ce que Chandler désignait comme des « économies de vitesse » était entièrement différent du concept de flux que l’on trouve dans le modèle lean. Le sens donné au terme par Chandler est suggéré par son éloge des nouveaux managers corporate qui ont « développés des techniques pour acheter, stocker, et déplacer des grands stocks de matériaux bruts et semi-finis. Afin de maintenir un certain flux de biens, ils opéraient souvent des flottes entières de voitures de chemin de fer et d’équipement de transport.50 En d’autres termes on a là à la fois le modèle Sloaniste standard de stocks-tampon de biens inachevés et d’entrepôts remplis de biens finis en attente de commandes – et le modèle faussement « Lean » dans lequel l’inventaire est caché sous le tapis et déplacé dans des entrepôts à roulettes et sur des porte-conteneurs

(On pourrait être confus ou agacé par mon utilisation répétée du terme « Sloanisme ». Je l’ai pioché dans le commentaire pertinent d’Eric Husman du blog GrimReader, dans lequel il traite les méthodes de production et de comptabilité de General Motors comme paradigmatique de l’industrie américaine de production de masse du XXème siècle, et les contraste avec les méthodes Lean généralement identifiée avec le système de production Toyota de Taichi Ohno.)

Le « Sloanisme » fait référence en particulier au système de comptabilité associé à General Motors. Il fut développé par Brown de chez DuPont, et amené à GM lorsque DuPont acquit une part importante de la compagnie et mit Alfred Sloan aux commandes. Le système de comptabilité de Brown, dont les incitations perverses sont disséquées en détail par William Waddell et Norman Bodek dans leur livre Rebirth of American Industry, devint la base des normes GAAP (Generally Accepted Accounting Principles) largement dominant à travers la gestion américaine d’entreprise.

Dans un système de comptabilité Sloaniste, l’inventaire est compté comme un actif « avec la même liquidité que le cash ». Peu importe qu’une production soit nécessaire pour remplir une commande présente, le département responsable envois son produit à l’inventaire et est crédité comme producteur. Dans le cadre de la pratique de « l’absorption des frais généraux », tous les coûts de production sont incorporés dans le prix des biens « vendus » à l’inventaire, à ce moment-là ces biens sont comptés comme des actifs dans le bilan comptable.

« Avec l’inventaire déclaré comme un actif avec la même liquidité que le cash, peu importe que le prochain « centre de coûts », département, installation, ou division ait vraiment besoin du produit immédiatement afin de faire une vente, sur le papier. Le département responsable pour la production place son produit dans l’inventaire et récolte le mérite. »51

« ..Les dépenses diminuent…, tandis que l’inventaire augmente, en bougeant tout simplement une étagère remplies de matériaux un peu plus en aval du flux d’opérations. D’ailleurs, les dépenses peuvent diminuer et le Retour Sur Investissement peut augmenter alors même que l’usine paye des heures supplémentaires pour faire travailler sur des objets qui ne sont pas nécessaires ; ou que l’usine utilise des matériaux défectueux dans le processus de production et qu’un large pourcentage de la production résultante doit être envoyée à la décharge. »52

En d’autres termes, lorsqu’on suit les principes de comptabilité Sloaniste qui prédominent dans l’industrie américaine, dépenser de l’argent en produit intrant est par définition une création de valeur. Comme Waddell le décrivait sur son blog :

« Les entreprises peuvent produire des machins, leur assigner des quantités énormes de frais généraux fixes à ces opérations et ensuite placer ces frais généraux dans le bilan général, donnant ainsi l’impression que les machins sont profitables. »

Un système parfaitement résumé par le concept que Paul Goodman nomme la culture du cost-plus. Et comme Waddell le montre, le PIB en tant que métrique dépends des mêmes a-priori dérivés des GAAP que l’industrie américaine : il compte les dépenses en intrants, par définition comme une création de richesse.53 L’économie corporate américaine est gouvernée par un ensemble de métriques semblables à l’économie planifiée soviétique. Un « produit » particulier représente une valeur économique égale aux intrants qu’il consomme, peu importe si quelqu’un veut réellement ce produit, peu importe s’il fonctionne, ou s’il aurait pu être créé pour une fraction des intrants consommés.

Les usines américaines ont souvent des entrepôts remplis de millions de dollars en inventaire obsolète, qui est toujours présent pour « éviter d’avoir à réduire les profits du trimestre si on supprime ces produits de l’inventaire. » Lorsque la corporation doit enfin se réaligner avec la réalité, il en résulte principalement des réductions coûteuses de l’inventaire.

« Pas besoin d’être un mathématicien pour le comprendre, si tout ce dont on se soucie c’est le coût d’effectuer une opération sur une pièce d’équipement, et qu’on est autorisé à faire de l’argent en exécutant cette opération unique de la manière la moins coûteuse possible et d’ensuite désigner le produit partiellement complet comme un actif, ce serait bien moins coûteux de produire plein d’exemplaires de ce produit dans un temps restreint. »

« C’était logique qu’étendre des frais de mise en place sur plusieurs pièces différentes était moins coûteux que d’avoir à en payer pour seulement quelques unes même si ça signifiait qu’on se retrouvait à produire plus de pièces que nécessaires. Ça faisait aussi sens de produire de manière moins coûteuse en les générant toutes d’un coup, quand c’était possible, puis de jeter les plus mauvaises plus tard. »

« La préparation par lot devint la norme parce que le coût direct des lots était moins important que l’alternative et parce qu’ils pouvaient être immédiatement transformés en argent – en tout cas d’après Mr DuPont – en les classifiant comme inventaire provisoire/en-cours-de-transformation. »54

Dans le système Sloan, si une machine peut opérer à une certaine vitesse, elle le doit, afin de maximiser l’efficacité. Et la seule manière d’augmenter l’efficacité est d’augmenter la vitesse à laquelle des machines individuelles peuvent être poussées.55 Le système Sloan se focalise, exclusivement, sur les économies de main d’œuvre qui sont perçues comme étant atteignables uniquement à travers une machinerie plus rapide. Peu importe que de telles machines engrengent de l’inventaire plus vite, du même coup.56

L’approche Lean a ses propres « économies de vitesse, » mais elles sont en direct opposition avec l’approche Sloaniste. Cette dernière se focalise sur la maximisation de la vitesse en terme de coût unitaire d’une machine particulière, sans se soucier des inventaires de biens non-finis qui doivent ainsi s’accumuler comme stock-tampon, et tous les autres remous gigantesques qui émergent dans le flux de production. Comme le disent les auteurs de Natural Capitalism, le sloanisme tente d’optimiser chaque étape isolée du processus de production, ce qui « tends à pessimiser l’ensemble du système ». Une machine peut réduire le coût de main d’œuvre d’une étape en allant à des vitesses énormes, tout en étant désynchronisée avec le reste du processus.57 Waddell et Bodek donnent l’exemple de Ernie Breech, envoyés par GM pour « sauver » Ford, qui demandait à un manager d’installation de lui dire le coût de production d’un volant afin qu’il puisse calculer le retour sur investissement de cette étape du processus. Le manager ne comprenait pas du tout ce que Breech voulait : est-ce qu’il pensait sérieusement que la production de cette pièce était un goulot d’étranglement dans le flux de production ? Mais pour Breech tout ce qui importait c’était que le coût unitaire de cette machine et le coût direct de la main d’œuvre travaillant dessus soit assez bas comparés à la « valeur » des volants «  vendus » à l’inventaire. Dans le système de comptabilité Sloaniste, produire un volant – même de manière isolée, peu importe ce qui est fait avec après, que ce soit une commande pour une voiture ou une pièce dans une chaîne plus large – était une activité rentable. « Le crédit pour cette activité est attribué parce que ça déplace de l’argent de la colonne ‘dépenses’ à la colonne ‘actifs’. »58

De son côté, l’approche Lean oriente les flux de production en fonction des commandes(la demande), et ajuste ensuite les machines et étapes individuelles du processus de production en fonction du volume du flux général. Dans la pensée Lean c’est mieux d’avoir une machine moins spécialisée avec un débit de production plus bas, afin d’éviter qu’une étape individuelle ne soit disproportionnée par rapport au flux général de production. C’est ce que le système de production de Toyota appelle takt : ajuster le tempo de production de chaque étape pour qu’il rencontre les besoins de l’étape suivante, et ajuster le flux général de toutes les étapes en accord avec les commandes en cours.59 Dans une usine Sloan, le management sélectionne des machines pour produire l’entièreté de la phase de production « aussi vite que possible, puis de sélectionner les pièces et de les assembler plus tard. »60

Une autre citation des auteurs de Natural Capitalism :

« L’essence de l’approche lean est que dans presque toute l’industrie moderne, les bénéfices combinés, et souvent synergiques, d’investissements de capitaux plus bas, d’une plus grande flexibilité, d’une fiabilité généralement plus haute, de coûts d’inventaire plus bas, et de coûts d’expédition plus bas d’équipements de production bien plus bas et plus localisés va grandement dépasser les modestes baisses en « efficacité » d’étapes prises en isolation. Il est plus efficace, en terme de ressources de temps et d’argent, d’échelonner la production de manière appropriée, en utilisant des machines flexibles qui peuvent rapidement alterner entre différents produits. En faisant cela, toutes les étapes successives peuvent être exécutés de manière immédiatement adjacente les unes aux autres et le produit est maintenus sur un flux continus. Le but est de n’avoir pas d’arrêts, pas de de retard, pas de reflux, pas d’inventaires, pas d’accélération, pas de goulots d’étranglements, pas de stock-tampon, et pas de muda [gaspillage]. »61

Le contraste est illustré par quelques exemples dans le livre Natural Capitalism : une machine très « efficace » à Pratt & Whitney, et une machine tout aussi surdimensionné par rapport à sa tâche :

« Le plus gros constructeur de moteurs à réaction pour le secteur aérien avait payé 80 millions de dollars pour obtenir de monumentaux broyeurs robotiques allemands dernier cri afin de fabriquer des lames de turbine. Les broyeurs étaient incroyablement rapides, mais leurs contrôles informatiques complexes demandaient autant de techniciens que les vieux systèmes manuels de production nécessitaient de machinistes. De plus, les broyeurs rapides demandaient des processus de soutien coûteux et polluants. Puisque les broyeurs rapides étaient fait pour produire des grands lots uniformes de produit, mais que Pratt & Whitney avaient besoin d’une production agile de petits lots variés, les douze broyeurs chics furent remplacés par 8 broyeurs simples qui coûtaient 4 fois moins. Le temps de broyage passa de 3 minutes à 75 minutes, mais le temps de débit pour tous le processus de production passa de 10 jours à 75 minutes car tous les processus de soutien furent éliminés. Observée depuis une perspective systémique de tous le processus de production, et pas juste l’étape de broyage, les grandes machines étaient tellement rapides qu’elles ralentissaient le processus, et tellement automatisées qu’elles nécessitaient trop de main d’œuvre. Le système de production revu, utilisant une main d’œuvre traditionnelle fortement rémunérée et des machines simples, produisait 1 milliard de dollars de valeur annuelle dans une seule pièce facilement surveillée depuis la porte d’entrée. Elle coûtait moitié moins, réduisait le temps de transition de 8 heures avant à 100 secondes à présent, et aurait remboursée ses coûts de conversion en une année, même si les broyeurs sophistiqués avaient été envoyés à la déchetterie. »62

Dans l’industrie du Cola, le problème est « le décalage entre une opération de très petite échelle – boire une canette de Cola – et une opération de très grande échelle ; produire le Cola ». Les grandes machines d’embouteillage les plus « efficaces » créent des lots énormes qui sont totalement disproportionnés par rapport au système de distribution, et résultent dans des coûts unitaires plus élevés par rapport à ceux qui résulteraient de machines de taille plus modeste qui pourraient immédiatement échelonner la production aux contraintes d’un modèle de production orienté par la demande. La raison pour ça c’est les inventaires excessifs qui bouchent le système, et les « coûts omniprésents et pertes dues à la gestion, au transport et au stockage entre chacune des parts du processus de production. » Et ainsi « les gigantesques machines pour embouteiller le cola peuvent coûter bien plus cher par canette délivrée que les petites machines grossières et lentes qui produisent les canettes de cola localement et immédiatement après avoir reçu une commande du revendeur. »63

Dans une usine fonctionnant réellement selon les principes lean, les managers sont en permanence harcelés dans des réunions journalières sur comment atteindre leurs objectifs de réduction d’inventaire et de réduction de temps de cycle, de la même manière que dans une usine Sloaniste, ils sont, de manière journalière, poussés à réduire les heures de travail directes et à augmenter le retour sur investissement. James Womack et al, dans The Machine That Changed the World, se rappelle une anecdote amusante sur une délégation américaine d’étudiants de la méthode lean venus au japon pour visiter une usine Toyota. En lisant une question sur leur sondage portant sur le nombre de jours d’inventaires qui se trouvaient sur place, dans l’installation, le manager Toyota demanda poliment si le traducteur ne voulait pas plutôt dire de minutes d’inventaires.64

Comme le disait Mumford, « comparées à une œuvre effective, c’est à dire à la transformation des efforts humains en subsistance directe ou en travaux d’art et de techniques durables, les gains relatifs de la nouvelle industrie sont pitoyables. »65 La quantité de ressources gaspillée et de force de travail cristallisée qui se retrouvent dans les énormes entrepôts des usines Sloanistes et les énormes stocks de produits en cours de production, la prolifération de coûts dues au marketing, les « entrepôts à roulettes », et la montagne de produits jetés dans des décharges qui auraient pu être réparés pour une fraction des coûts nécessaires pour les remplacer, tout ceci dépasse largement les économies faites par la production en série sur les coûts unitaires. Les économies dues à la production de masse sont clairement dépassées par les coûts de la distribution de masse.

Le modèle de production de Chandler résultat dans l’adoption de machines de production de plus en plus spécifique et spécialisée :

« L’entreprise industrielle large continua à s’épanouir lorsqu’elle utilisait des technologies de production à forte intensité de capital, à forte consommation d’énergie en production continue ou en production par grands lots, pour le marché de masse. »66

« Le ratio capital/force de travail, matériaux/force de travail, énergie/force de travail et managers/force de travail pour chaque unité produite devint plus important. De telles industries à haut volume devinrent rapidement intense dans leur besoin de capital, énergie et managers. »67

Bien sûr cette vision est fondamentalement fausse. Voir une machine particulière comme « plus efficace » sur la base de ses coûts unitaires pris en isolation est complètement stupide. Si les coûts dues à des capacités non-utilisées sont si élevés qu’ils gonflent les coûts unitaires au-dessus de ceux de machineries moins spécialisées, jusqu’au niveau d’une demande spontanée qui émerge sans publicité ou marketing intense, et si l’aire de marché nécessaire pour une utilisation totale de la capacité a pour résultat des coûts de distribution plus important que les économies sur les coûts unitaires dues à une machinerie spécialisé, alors la machinerie coûteuse et spécialisée pour la production d’un produit est, en fait, moins efficace.

Galbraith et Chandler ont écrit comme si l’adoption de certaines machines était suffisante à automatiquement augmenter l’efficacité en elle-même peu importe la quantité d’argent qui devrait être dépensée ailleurs afin de pouvoir « économiser » cet argent.

Mais si on approche les choses depuis la direction opposée, on peut voir que la manufacture flexible avec des actifs plus facilement re-déployable rends faisable une transition rapide de produit à produit face à une demande changeante, et élimine ainsi l’impératif de contrôler le marché. Comme le disait Barry Stein :

« Si les firmes pouvaient répondre aux conditions locales, elles n’auraient pas besoin de les contrôler. Si elles doivent contrôler les marché nous avons là le reflet de leur propre incapacité à répondre de manière adéquate »68

« Les besoins des consommateurs, s’ils ne sont pas assouvis de manière efficace, vont nécessiter des organisations arrangées de manière plus flexible et avec un contact plus direct avec ces consommateurs. L’essence de la planification, dans des conditions d’incertitude croissante, est de chercher de meilleurs moyens pour ceux qui ont besoin d’influencer et de contrôler l’appareil de production plus efficacement, plutôt que moins. »

«Dans un contexte de changement environnant rapide, mettre en œuvre une telle planification est uniquement possible si la « distance » entre les personnes approvisionnées et le point de prise de décision de la part des gens qui produisent est réduite[…] Mais il peut être facilement montré à travers la théorie de l’information que le feedback – l’information qui relie l’environnement et l’organisation tentant de générer un service dans cet environnement – va nécessairement devenir moins précis ou moins complet au fur et à mesure que le débit de changement de l’information augmente, ou au fur et à mesure que le nombre d’étapes dans le processus de transfert d’information continue. »

Stein suggérait que la solution de Galbraith était de supprimer la turbulence : « afin de contrôler les changements, leurs type et répercussions, que la société subit »69 Mais encore mieux d’après lui serait « un changement de valeur qui permettrait l’intégration de l’organisation dans l’environnement qu’elle essaye de servir ».

« Ce problème devrait être résolu non pas par l’espoir d’une meilleure planification à une plus large échelle […], mais plutôt par l’intégration des entreprises productrices dans les éléments de la société qui ont besoin de cette production. »

«Dans un contexte de changement rapide dans une société affluente et complexe, le seul moyen disponibles pour rencontrer des besoins différentiés et fluides est un ensemble d’unité de production assez petites pour être en contact proche avec leurs clients, assez flexibles pour produire leurs demandes, et capable de le faire dans un laps de temps relativement court [….] C’est une contradiction que de parler de la nécessité d’unités larges qui contrôlent leur environnement, avant de produire des objets qui pourraient n’être désirés par personne!70  »

« Quand au problème de la planification – les grandes entreprises sont réputées nécessaires à cause des besoins de technologies sophistiquées et de connaissances de plus en plus spécialisées qui demandent des durées de développement, design et production de plus en plus longues. Les firmes doivent donc avoir assez de contrôle sur le marché afin de s’assurer qu’une demande existe, sans quoi il n’y aurait pas de justifications à un investissement aussi coûteux en temps et en ressources. Cet argument a une base instable ; tout d’abord par ce que les besoins de la société devraient précéder, et non pas suivre, les décisions sur ce qui est produit, et ensuite parce que les données ne confirment pas le besoin pour de larges organisations de production excepté en de rares instances telles que le vol spatial. Au contraire, planifier les besoins sociaux nécessite des organisations et capacités de prise de décision où le feedback et l’interaction entre les entreprises de production et le marché en question sont précis et ponctuels – de telles conditions sont plus alignées avec les petites organisations qu’avec les grandes. »71

Pour faire court, la production en série nécessite la distribution supply-push afin de garantir l’existence d’un marché avant même que le processus de production ne commence.

Bien que Galbraith et Chandler justifiaient généralement le pouvoir de grandes corporations sur le marché en termes de bénéfices sociaux, ils avaient pris les choses complètement à l’envers. La « technostructure » peut survivre parce qu’il lui est permis d’être moins réactive à la demande consommatrice. Une firme oligopolistique dans une industrie cartellisée, au sein de laquelle des corporations bureaucratiques inefficaces partagent toutes la même culture bureaucratique, est protégée de la concurrence. Les « innovations » que Chandler fait tant valoir sont capables de réussir parce qu’elles sont déterminées par l’organisation en fonction de ses propres objectifs, et l’organisation a le pouvoir d’imposer des « changements » du haut-vers-le-bas sur le marché cartellisé, sans avoir à se soucier des préférences des consommateurs, au lieu d’avoir à y répondre de manière souple. La grande organisation corporate n’est pas plus efficace à répondre à des objectifs émis par l’extérieur ; elle est plus efficace à répondre à des objectifs qu’elle a établis pour elle-même, et à ensuite utiliser son pouvoir pour forcer le reste de la société à s’adapter à ces objectifs.

Donc pour revenir à notre argument originel, les apôtres de la production de masse ont tous, au moins implicitement, identifié l’efficacité de la grande entreprise avec un contrôle sur son environnement externe. La production de masse Sloaniste soumet le consommateur, et le reste de la société, aux demandes institutionnelles de l’entreprise.

Chandler lui-même l’admettait, lorsqu’il parlait de ce qu’il nommait la stratégie de « l’extension productive ». Les grandes entreprises (big business) ajoutaient de nouvelles sorties qui permettaient de faire « une utilisation plus complète » de ses « services et installations centralisées ». En d’autres termes, « l’efficacité » est définie par l’existence « d’installations centralisées » en tant que tel ; l’efficacité est ensuite promue en trouvant des manières de faire en sorte que la populace achète les choses produites par les installations centralisées qui opèrent à plein régime. Ces théories sont en somme des arguments circulaires sur pourquoi le capitalisme oligopolistique est « fructueux » parce qu’il est le plus efficace à réaliser les objectifs du capitalisme oligopolistique. La version du « développement fructueux » de Chandler est un grand succès, si on part du principe que la société doit être réorganisée pour désirer ce que la technostructure veut produire.

Formes institutionnelles microéconomiques stabilisatrices

En accord avec le besoin de stabilité et de contrôle décrit plus haut par Galbraith, la technostructure s’appuya sur des moyens organisationnels à l’intérieur de l’entreprise corporate afin de garantir des débouchés fiables à la production et ainsi de procurer une prévisibilité de long-terme en ce qui concerne la disponibilité et le prix des intrants. Ces moyens peuvent être résumé comme un remplacement du mécanisme marchands des prix par la planification.

« Une firme ne peut pas effectivement prédire et planifier l’action future ou se préparer à des imprévus si elle ne sait pas quels seront les prix, quelles seront les ventes, quels seront les coûts de force de travail et de capital et qu’est-ce qui sera disponible à ces coûts là… Une grande part de ce que la firme considère comme de la planification consiste en une minimisation ou une élimination des influences du marché. »73

Galbraith décrivit trois moyens institutionnels mobilisés par la technostructure pour contrôler les incertitudes du marché et permettre la prévisibilité de long-terme : l’intégration verticale, l’utilisation du pouvoir de marché pour contrôler les fournisseurs et les débouchés, ainsi que des arrangements contractuels de long-terme avec ces derniers.74

Dans l’intégration verticale, « l’unité de planification prends contrôle sur la source d’approvisionnement ou sur le débouché ; une transaction qui est sujette à négociation sur des prix et des quantités est ainsi remplacée par un transferts à l’intérieur de l’unité de planification. »75

Une des formes d’intégration verticale les plus importantes est le choix de créer plutôt que d’acheter du crédit – remplacer les marchés de crédit externes par de la finance interne à travers la réserve comptable.76 La théorie selon laquelle le management est contrôlé par des marchés de capitaux externes part du principe qu’il y a un haut degré de dépendance à la finance externe. Mais en réalité la première ligne de défense du management, dans sa bataille pour maintenir son autonomie par rapport aux actionnaires et autres intérêts extérieurs, c’est sa minimisation de la dépendance à la finance extérieure. Le management tends à financer de nouveaux investissements autant que possible grâce à la réserve comptable, suivis par la dette, avec la production de nouvelles parts comme dernier recours.77 Les questions de stock sont uniquement d’importantes sources de capital d’investissement dans le contexte de startups ou de petites firmes tentant des expansions majeures.78 La plupart des corporations financent une majorité de leurs nouveaux investissements à travers la réserve comptable et tendent à limiter les investissements aux plus hautes priorités lorsqu’elles sont dans une situation où la réserve comptable se fait plus maigre.79 Comme le disait Doug Henwood, sur le long terme « presque toutes les dépenses corporate de capital sont financées en interne, à travers les profits et les allocations d’amortissement. » Entre 1952 et 1995, presque 90 % des investissements furent financés à travers la réserve comptable.80

Le contrôle de marché « consiste à réduire ou éliminer l’indépendance d’action de ceux sur lesquelles l’unité de planification compte pour acheter ou vendre » tout en préservant « l’apparence extérieure d’un marché » . Le pouvoir de marché découle de la taille importante en relation au marché. La décision d’acheter ou de ne pas acheter, comme dans le cas de General Motors et de ses fournisseurs, peut déterminer la vie ou la mort d’une firme. De plus, les grands manufacturiers ont toujours l’option de l’intégration verticale – produire une partie eux-même au lieu de l’acheter – pour discipliner les fournisseurs. « L’option d’éliminer un marché est une source importante de pouvoir pour le contrôler ».81

Les contrats sur le long-terme peuvent réduire l’incertitude en « spécifiant les prix et les quantités qui doivent être procurées ou achetées pour des périodes substantielles. » Chaque grande firme crée une « matrice de contrats » dans laquelle l’incertitude de marché est éliminée autant que possible.82

L’utilisation de contrats afin de stabiliser la disponibilité d’intrants et le prix est exemplifié, en particulier, par les moyens organisationnels de stabilisation des salaires et de réduction du turnover de force de travail sous le régime américain de labeur. Le but du régime Wagner, créé durant le New Deal, est de « stabiliser les salaires et l’économie. »83 Du point de vue du management, la sorte de syndicat industriel bureaucratisé établis sous Wagner avait pour fonction principale de faire respecter les contrats par la base syndicale en supprimant les grèves sauvages. Les managers libéraux corporate qui étaient les plus ouverts au syndicalisme industriel dans les années 30 étaient, la plupart du temps, les mêmes personnes qui s’étaient auparavant appuyés sur les syndicats d’entreprise et les conseils de travail. Leur motivation, dans les deux cas, était la même. Par exemple, Gerard Swope de chez General Electric Company, un des libéraux corporates les plus « progressistes » et la personnification en chair et en os du type d’intérêts corporates soutenus par F.D. Roosevelt avait tentés en 1926 de faire en sorte que William Green, de AFL (American Federation of Labor), gère le système de conseils de travail de GE.84

Un autre moyen institutionnel de la technostructure de Galbraith est la régulation du tempo de changement technique, à travers la collusion entre les firmes oligopolistiques d’une industrie afin d’introduire l’innovation à un rythme qui maximise les retours. Ou comme le disait Paul Goodman, une poignée de manufacturiers contrôlent le marché, « en concurrence avec des prix fixes et des améliorations très lentes et très faibles ».85

La consommation de masse afin d’absorber le surplus

La production de masse sépare la production de la consommation. Le rythme de production est alignés sur l’impératif de faire tourner les machines à plein régime afin de minimiser les coûts unitaires, plutôt que l’impératif de s’aligner aux commandes des consommateurs. Donc en plus d’un contrôle contractuel sur les intrants, l’industrie de production en série fait face à la nécessité de garantir la consommation de son produit en gérant le consommateur. Elle fait cela à travers la distribution push, le marketing intense, l’obsolescence programmée et le crédit à la consommation.

Le marketing de masse sert d’outil pour gérer la demande agrégée. D’après Baran et Sweezy, la principale fonction de la publicité c’est « mener, pour le compte des producteurs et vendeurs de produits de consommation, une guerre sans relâche contre les économies et en faveur de la consommation. » et cette fonction est intégralement liée à l’obsolescence programmée :

« La stratégie du publiciste est de faire rentrer dans la tête des gens la désirabilité incontestée, la nécessité impérative même, de posséder le dernier produit qui arrive sur le marché. Pour que cette stratégie fonctionne cependant, il faut que les producteurs inondent le marché d’un flux constant de ‘nouveaux’ produits, sans jamais s’accorder le moindre répit, par peur que les consommateurs ne se tournent vers des rivaux qui auraient plus de nouveauté à offrir. »

« Des produits réellement nouveaux ou différents ne sont cela dit pas faciles à trouver, même à notre époque d’avancées scientifiques ou technologiques rapides. Voila pourquoi beaucoup de la nouveauté avec laquelle le consommateur est systématiquement bombardé est soit frauduleuse ou trivialement ou même parfois négativement liée à la fonction et utilité du produit. »86

« …Dans une société avec un grand stock de produits consommateurs durables comme les états-unis, une part importante de la demande totale pour des biens et des services repose sur le besoin de remplacer une part de ce stock au fur et à mesure qu’il s’use ou est jeté. Une obsolescence intégrée augmente le rythme d’usure, et des changements de styles fréquents augmentent le taux de gaspillage […] Le résultat net est une intensification du rythme de demande de remplacement et un boost général au salaire et à l’emploi. En ceci, l’effort de vente est un antidote puissant à la tendance du capitalisme de monopole à tomber dans un état de dépression chronique. »87

Bien qu’apparemment moins dépendant de l’état que les moyens discutés avant dans ce papier, la publicité de masse implique fortement l’État. Tout d’abord, les fondateurs de la publicité de masse et de l’industrie des relations publiques étaient, en grande part, aussi les fondateurs de la science de la « manufacture du consentement » utilisée pour manipuler les populations américaines pour qu’elles soutiennent la première guerre mondiale. De plus les organes de propagande de l’état-même (à travers l’USDA, les cours de « home economics », etc.) mettent l’accent sur le fait de discréditer les manières « vieillottes » de faire les choses comme le pain fait à la maison, les conserves maisons, et à la place font la promotion de la pratique domestique « moderne » de cuisiner des aliments et conserves achetés sur le marché.88 Jeffrey Kaplan décrit ceci comme « le gospel de la consommation » :

« [les industriels] avaient peur que les habitudes frugales maintenues par la plupart des familles américaines seraient difficiles à briser. Peut-être même plus menaçant était le fait que la capacité industrielle pour produire des choses semblait augmenter à un rythme plus rapide que le désir des gens pour ces choses. »

« C’était ce problème-là qui amena Charles Kettering, directeur de General Motors Research, à écrire un article en 1929 appelé ‘Keep the consumer dissatisfied’ […] Avec beaucoup d’autres de ses camarades corporates, il était en train de définir le changement stratégique que vivait l’industrie américaine – passant de répondre à des besoins humains basiques, à en créer des nouveaux. »

« Dans une interview en 1927 avec le magazine Nation’s business, le secrétaire d’État au travail James J. Davis procura quelques chiffres pour illustrer un problème que le New York Times nomma ‘la saturation des besoins’. Davis notait que ‘les moulins textiles de ce pays peuvent produire tous le tissus nécessaire en 6 mois d’opération chaque année’ et que 14 pour cent des usines américaines de chaussures pouvaient produire une année de stock de chaussures. Le magazine alla plus loin en suggérant, ‘éventuellement les besoins du monde pourraient être produit en seulement 3 jours de travail par semaine’. »

« Les dirigeants commerciaux étaient bien moins enthousiastes à l’idée d’une société qui ne serait plus centrée autour de la production de biens. Pour eux, les nouvelles machines ‘économisant la main d’œuvre’ ne présentaient pas une vision de libération mais plutôt une menace à leur position au centre du pouvoir. John E. Edgerton, président de la National Association of Manufacturers, représentait de manière typique cette réponse lorsqu’il déclara : ‘rien n’engendre plus le radicalisme que le mécontentement, sauf le loisir.’  »

« Arrivée la fin des années 1920, l’élite politique et économique de l’Amérique avait trouvé une manière de désamorcer la menace combinée d’une croissance économique stagnante et d’une classe travailleuse radicalisée dans ce qu’un consultant industriel nommait le ‘gospel de la consommation’ – la notion que les gens pouvaient être convaincus que peu importe ce qu’ils possédaient, ça ne suffisait pas. Le Comité « on Recent Economic Changes » de 1929 du président Herbert Hoover observa les résultats en des termes radieux : ‘ à travers des méthodes publicitaires et autres [ …] une poussée a été créée sur la production qui a permis le relâchement de capital jusqu’ici retenu. ‘ Ils célébrèrent la percée conceptuelle : ‘économiquement nous avons un champ sans limites devant nous ; il y a des nouveaux désirs qui vont laisser place à de nouveaux désirs, aussi vite qu’ils sont satisfaits’. »89

Le modèle de Chandler où la « haute vitesse et le haut débit transforment des coûts fixes élevés en coûts unitaires bas » et la « technostructure » de Galbraith présupposaient un modèle de distribution push. Voici comment il fut décrit par Paul Goodman :

«[…] Ces dernières décennies… Le centre d’attention en matière économique a graduellement changé, allant de l’opposition entre la procuration de biens au consommateur et la production de richesse pour l’entrepreneur, à faire tourner les machines capitales à plein régime; car les arrangements sociaux sont devenus si compliqués que, si les machines n’opèrent pas à pleine capacité, toute la richesse et subsistance est compromise, l’investissement est retiré, les hommes sont sans emplois. C’est à dire que lorsque le système dépends de la pleine opération de toutes les machines, sauf si tous les types de biens sont produits et vendus, il est aussi impossible de produire du pain. »90

Le même impératif était à la racine de la socialisation hypnopédique dans le Meilleur des Mondes de Huxley : « mieux vaut finir qu’entretenir » ; « plus on reprise moins on se grise ». Ou comme Harley Earl, designer chez GM, le disait dans les années 50 :

« Mon job est d’accélérer l’obsolescence. J’ai réussis à la faire descendre à 2 ans ; maintenant lorsque je l’aurai descendue à 1 année, j’aurai un score parfait. »91

La vieille économie que le système de distribution push a remplacé était une économie où la plupart de la nourriture et des médicaments étaient ce qu’on appellerait aujourd’hui « générique ». Farine, céréale, et produits similaires étaient généralement vendus en blocs et pesés et empaquetés chez l’épicier (le ratio est passé de 95 % bloc à 75 % produits empaquetés durant les 20 années écoulées avant que Borsodi n’écrive en 1927 ) ; les producteurs alignaient la production avec le niveau de la demande qui leur était relayé par les commandes des revendeurs. Les drogues, aussi, étaient typiquement solutionnées à partir de composants génériques92 par les droguistes sur place en accord avec les spécifications du docteur. La production était orientée par les commandes de l’épicier, et les consommateurs épuisaient son stock de produits en vrac.

Sous le nouveau système push, les producteurs visaient directement le consommateur à travers la publicité et les marques et ils mettaient la pression sur les grossistes afin de créer une demande pour ce qu’ils choisissaient de produire. La loyauté aux marques aidait à stabiliser la demande pour le produit d’un manufacturier particulier, et éliminait la fluctuation de la demande qui accompagne la concurrence de prix dans un système de produits de base pure.

Le problème était que le consommateur, sous ce nouveau régime d’Efficacité, payait 4 fois plus pour des marques déposées de farine, sucre, etc. par rapport à ce qu’il payait pour des produits de gros sous l’ancien système « inefficace ».93 Sous le vieux système, le grossiste était l’agent acheteur pour le consommateur ; sous le nouveau il était l’agent publiciste pour le producteur.

Les coûts de distribution sont encore plus augmentés car une production de plus grande échelle et des plus hauts niveaux d’intensité de capital augmentent les coûts unitaires résultants de capacités inactives, et ainsi (comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent) augmentent fortement les ressources dévoués aux formes de marketing caractéristiques du système « push ».

Le livre de Borsodi The Distribution Age fut un exposé du fait que les coûts de production se sont réduis de presque un cinquième entre 1870 et 1920, alors même que le coût du marketing et de la distribution a presque triplé.94 La modeste réduction en coût unitaire de production était totalement dépassée par les coûts intensifiés de distribution et le marketing intense. « Toutes les parts de notre structure économique » il écrivait, étaient « en train d’être épuisées par l’effort considérable de publiciser ce que l’industrie moderne peut produire ».95

Les coûts de distribution sont bien plus bas sous un régime où la production est orienté par la demande. Comme Borsodi l’affirmait :

« Il est toujours vrai que l’usine qui vend uniquement dans son champ naturel car c’est là qu’elle peut servir le mieux, rencontre peu de résistance à son marketing à travers les canaux normaux de distribution. Les consommateurs d’une telle usine sont plus ‘proches’ du manufacturier, leurs relations sont si intime qu’acheter auprès de cette usine est une force de tradition. Une telle usine peut expédier rapidement ; elle peut ajuster la production aux particularités de son territoire, et elle peut faire des ajustements avec ses consommateurs plus intelligemment que les usines qui sont plus distantes.Des méthodes de distribution intenses ne sont pas intéressantes à une telle usine. Elle ne les essayent pas car une telle usine n’a pas le genre de problème qui serait résolu par des méthodes de distribution à haute pression. »

« C’est l’usine qui a décidée de produire des produits uniformes, empaquettes, individualisés, de marque déposée et annoncés à échelle nationale, et qui s’est établie sur le marché national en persuadant les distributeurs de payer un prix plus fort pour sa marque que le prix normal, qui a due se tourner vers la distribution intense. Une telle usine a un problème de vente d’une nature bien différente de ceux des usines qui sont satisfaites de ne vendre que là où et à qui elles peuvent vendre le plus efficacement. »96

Pour celles dont la petite échelle permet de produire en réponse à la demande consommatrice, le marketing est relativement peu cher. Plutôt que d’étendre des efforts énormes pour faire en sorte que les gens achètent le produit, ils peuvent juste récolter et répondre aux commandes au fur et à mesure qu’elles arrivent. Lorsque la demande pour le produit doit être créée, l’effort (pour répéter la métaphore de Borsodi) est comparable à essayer de forcer une rivière à remonter son propre cours. La publicité de masse n’est qu’une petite part de ça. Bien plus coûteux sont la publicité par courrier ou bien le porte-à-porte par des marchands pour forcer les épiciers à s’engager dans un nouveau marché et à acheter des stock de marchandises.97 Le coût de la publicité, de l’empaquetage, de la différenciation de marques, etc. sont tous des coûts visant à surpasser la résistance à la vente, des coûts qui n’existent que parce que la production est séparée de la demande plutôt qu’orientée par celle-ci.

Et ce coût marginal plus haut pour une production qui excède les niveaux de demande résulte, en accord avec la loi de Ricardo sur la rente, en un prix moyen plus élevé pour tous les biens.98

Pour ceux qui peuvent répondre de manière flexible à la demande, aussi, la prévisibilité de la demande consommatrice n’a pas beaucoup d’importance. En parlant de l’épicier par exemple, Borsodi pointait du doigt que les consommateurs auraient toujours à manger, et ce sans avoir besoin du moindre centime dédié au marketing intense. C’était ainsi une question peu pertinente pour le grossiste de savoir si un consommateur préférait un produit ou une marque particulière ; il stockerait n’importe quel produit que le consommateur préférerait, au fur et à mesure que son stock présent s’amenuiserait, et changerait ses commandes en accord avec les demandes des consommateurs. Pour le manufacturier de l’autre côté, il était d’importance vitale que le consommateur achète sa marque de mayonnaise en particulier, et pas juste n’importe laquelle.99

Et la prolifération de marques avec des clientèles fidèles augmente le coût de distribution considérablement : plutôt que de faire un stock de corn-flakes génériques sous forme de marchandise par bloc, et de remplacer le stock au fur et à mesure qu’il s’épuise, l’épicier doit maintenir des stocks suffisamment larges de chacune des marques populaires afin de se prémunir d’un amenuisement, ce qui veut dire un turnover plus lent, et de l’espace de rayonnage gaspillé. Ceci est une autre illustration du même principe général que nous avons déjà vu : la distribution push résulte en des perturbation coûteuses du flux à cause de remous stagnants, sous la forme d’inventaires omniprésents.100

L’avantage de la spécification de marque, du point de vue du producteur est qu’elle permet d’« élever le produit au dessus de la concurrence »101 : « la prédominance de la spécification de marque a détruit la base normale sur laquelle la vraie compétition de prix pouvait être établis. »102 Comme Barry Stein le décrivait, produire une marque « convertit des produits de base pure en biens apparemment individualisés, afin d’éviter la réelle compétition de prix sur le marché. »

« Les distinctions introduites – le packaging élaborés, la publicité incitative et la promotion qui affirme la présence de valeurs immesurable, et d’autres modifications physiques sans rapport (dentifrice coloré par exemple) – ne vont pas réellement rendre ces produits ‘différents’ de quelque manière profonde que ce soit, mais dans la mesure où les consommateurs sont convaincus par ces distinctions et les traitent comme réellement différentes alors de la loyauté au produit est générée. »103

Dans l’ancien temps, la concurrence entre des producteurs identifiables de biens de gros permettait aux grossistes de sélectionner les biens de la plus haute qualité, tout en les procurant aux consommateurs pour le prix le plus bas. La spécification de prix de son côté permet de retirer au grossiste la responsabilité de se tenir au côté de sa marchandise, et le transforme en simple stockeur des marques les plus demandées.

Le processus continua jusqu’à ce que, quelques décennies plus tard, l’idée d’un retour sur la concurrence de prix à partir de la production de biens, au lieu de la concurrence de marques pour des parts de marché, ne frappe les manufacturiers d’horreur. La concurrence de prix est le pire cauchemar des manufacturiers oligopolistiques et de l’industrie de la publicité :

« À la réunion annuelle de l’Association of National Advertisers des états-unis en 1988, Graham H. Phillips, le secrétaire général d’Ogilvy & Maher, réprimanda les cadres assemblés de s’abaisser à participer à un marché de commodité plutôt qu’un marché purement basé sur les représentations. ‘je doute que beaucoup d’entre vous accueilleraient un marché de commodité dans lequel on s’affronterait seulement sur une base de prix, promotion ou accord marchands, qui peuvent tous être aisément répliqué par la concurrence, menant à des profits décroissants, le déclin, et la banqueroute éventuelle.’ D’autres s’exprimèrent sur l’importance de maintenir une ‘valeur ajoutée conceptuelle’ ce qui signifiait effectivement rien d’autre que du marketing. S’abaisser à concourir sur la base de la réelle valeur serait, comme les agences l’avertissaient, non seulement une accélération de la mort de la marque, mais aussi la mort du secteur corporate. »104

Il est révélateur que Chandler, l’apôtre des grandes « efficiences » de tout ce système, ait admis de manière franche toutes ces choses. En fait, au-delà de voir ceci comme un « aveu », il l’a traité comme une caractéristique du système. Il assimilait explicitement la « prospérité » au rythme auquel le flux de matériaux passait à travers le système et la vitesse de production et de distribution sans prêter attention à si ce flux allait plus vite parce que les gens jetaient plus de choses dans des décharges publiques afin d’empêcher les canaux de se boucher.

« Les nouveaux cadres moyens firent plus que de créer des manières de coordonner le flux à haut-volume des fournisseurs de matériaux bruts aux consommateurs. Ils inventèrent et parfirent des manières d’étendre les marchés et d’accélérer le processus de production et distribution. Les gens à American Tobacco, Armour et d’autres producteurs de masse de produits empaquetés à prix bas ont parfait des techniques de différentiation de produits à travers la publicité et les marques qui avaient à l’origine été développées par des publicistes de masse, des agences de marketing, et autres créateurs de brevets pharmaceutiques. Les cadres à Singer furent les premiers à systématiser la vente personnelle à travers le porte-à- porte : ceux à McCormick furent parmi les premiers à avoir des vendeurs de franchise utilisant des méthodes comparables. Les deux compagnies innovèrent en termes d’achat à crédit et autres techniques de crédit à la consommation.105

En d’autres termes, le système Sloaniste idéalisé par Chandler était plus « efficace » car il était plus apte à convaincre les gens de jeter des choses pour en acheter plus, et meilleur à produire des objets de qualité inférieure qui devraient être jetés au bout de quelques années. Seul un libéral du milieu du XXème siècle, écrivant au summum du consensus capitaliste, à un moment où les premiers remous de la critique de la New Left étaient tout juste en train de se faire sentir à Port Huron, et quand son propre libéralisme centriste était totalement exempt du moindre greenwashing, aurait pu écrire une telle chose en affirmant ce point de vue comme enthousiaste.

Le système était une « solution » à la recherche d’un problème. Les subventions de l’état et le mercantilisme donnèrent naissance à l’industrie centralisée et sur-capitalisée, ce qui mena à la surproduction, ce qui créa le besoin de trouver des manières de créer de la demande pour des merdes dont personne n’avait envie.

Capitalisme Politique

Malgré toutes les interventions étatiques effectuées au préalables afin de rendre l’économie corporate centralisée possible, l’intervention de l’État est également nécessaire à posteriori afin de faire en sorte que le système continue de fonctionner. Malgré tous les mécanismes microéconomiques décrits plus haut, et toutes les techniques de gestion de la demande, le système tends chroniquement envers un excès de capacité productive et une demande insuffisante. L’industrie massive de production en série est incapable de survivre sans un gouvernement garantissant des débouchés pour sa sur-production. Comme l’expliquent Paul Baran et Paul Sweezy, le capitalisme de monopole

«  tends à générer de plus en plus de surplus, mais échoue à procurer les débouchés de consommation et d’investissements nécessaires à l’absorption d’un surplus en hausse et ainsi au bon fonctionnement du système. Puisque le surplus qui ne peut pas être absorbé ne sera pas produit, il en suit que l’état normal de l’économie capitaliste d’État est la stagnation. Avec un stock donné de capital et une structure de prix et de coût donné, le rythme opératoire du système ne peut pas s’élever au-delà du point où la quantité de surplus produite peut trouver les débouchés nécessaires. Et ceci signifie une sous-utilisation chronique des ressources humaines et matérielles à disposition […] Laissé à lui-même – c’est à dire en l’absence de forces de contrebalancement qui ne font pas partie de ce qui pourrait être nommé la « logique élémentaire » du système – le capitalisme de monopole sombrerait de plus en plus dans le miasme d’une dépression chronique. »106

L’État, confronté à des crises chroniques de suraccumulation et surproduction, adopta des politiques décrites par Gabriel Kolko comme du « capitalisme politique. »

« Le capitalisme politique c’est l’utilisation de méthodes politiques afin d’atteindre des conditions de stabilité, prévisibilité et sécurité – afin d’atteindre la rationalisation – dans l’Économie. La stabilité c’est l’élimination d’une concurrence fratricide et de fluctuations erratiques dans l’économie. La prévisibilité c’est la capacité, sur la base de méthodes politiquement stabilisées, à planifier l’action économique future sur la base d’attentes bien calculées. Par sécurité j’entends la protection contre des attaques politiques latentes dans toutes formes de structure politique démocratique. Je ne donne pas au terme rationalisation sa définition habituelle d’une amélioration d’efficacité, production ou organisation interne d’une entreprise ; par ce terme je veux plutôt dire l’organisation de l’économie et des sphères politiques et sociales plus large d’une telle manière qu’elle permettra aux corporations de fonctionner dans un environnement prévisible et sécurisé permettant des profits raisonnable sur le long-terme. »107

L’État joua un rôle majeur dans la cartellisation de l’économie, afin de protéger les grandes corporations des effets destructeurs de la concurrence de prix. Au début cet effort était principalement privé, reflété dans le mouvement Trust au début du XXème siècle. Chandler célébra les premiers efforts privés envers une consolidation des marchés, comme d’une étape en direction de la rationalité :

« les manufacturiers américains commencèrent dans les années 1870 à prendre des mesures en direction de la croissance à travers la fusion – c’est à dire à mettre en place des associations nationales de contrôle des prix et de la production. Ils le firent principalement en réponse à des prix continuellement sur le déclin, une chute qui devint particulièrement impressionnante après la panique de 1873 qui donna jour à une dépression économique prolongée. »108

Le processus fut encore plus accéléré par la dépression des années 1890, avec des fusions et la formation de trusts à travers le début du siècle suivant afin de contrôler prix et production : « le motif pour la fusion changea. Bien plus furent mises en place pour remplacer l’association de petites firmes de manufacture comme instruments au maintien de prix et de plan de production.109

À partir du tournant du siècle, il y eut une série de tentatives par J.P. Morgan et d’autres promoteurs de créer une structure institutionnelle pour l’économie corporate où la concurrence de prix serait régulée et les parts de marchés respectives seraient stabilisées. « C’est alors » écrit Paul Sweezy,

« Que les hommes d’affaires américains apprirent la nature autodestructrice de la baisse des prix comme arme compétitive et commencèrent à la bannir des pratiques entrepreneuriales normales à travers un réseau complexe de lois (corporate et réglementaire), institutions (organisations professionnelles), et conventions (price leadership). »110

Mais toutes ces tentatives de cartellisation privée furent des échecs : les trusts étaient moins efficaces que leurs rivaux plus petits. Ils commencèrent immédiatement à perdre des parts de marché à des firmes externes aux trusts. La tendance dominante, malgré des tentatives de la supprimer, était la concurrence. Les trusts étaient des échecs. Les tentatives suivantes de cartelliser l’économie durent donc enrôler l’État.

Comme l’explique Kolko, la force principale derrière le programme de réglementation de l’Ère Progressiste était les grandes entreprises elles-mêmes, leurs buts étaient de restreindre la concurrence de prix et de qualité et de ré-établir les trusts sous l’égide du gouvernement. Sa thèse était que « contrairement au consensus des historiens, ce n’est pas l’existence de monopoles qui a causé l’intervention du gouvernement dans l’économie, mais plutôt leur absence ». Confrontées à l’échec monumental des cartels privés volontaires, les grandes entreprises essayèrent à la place de se cartelliser à travers l’état – et ainsi émerge le programme de réglementation de l’Ère Progressiste.

« Si la rationalisation économique ne pouvait être atteinte par des fusions ou des méthodes économiques volontaires, raisonnèrent un grand nombre d’hommes d’affaires importants, alors peut-être que les méthodes politiques réussiraient. »111

Kolko apporta des preuves considérables à la thèse que la force principale derrière le programme législatif de l’Ère progressiste était les grandes entreprises. Le Meat Inspection Act, par exemple, fut passé principalement à la demande des grandes entreprises des conditionnement de la viande.112 Ce motif se répéta, sous sa forme la plus essentielle, dans virtuellement toutes les composantes du programme de réglementation « progressiste ».

Les différentes réglementations de qualité et de sûreté introduites durant cette période servirent aussi à cartelliser le marché. Comme Butler Shaffer l’avançait, le but de « standards sur le salaire, les conditions de travail, ou de produits » est « d’universaliser les facteurs de coûts et ainsi de restreindre la concurrence de prix. »113 Ainsi, l’industrie est partiellement cartellisée, au moins autant que si toutes les firmes de cette industrie avaient adoptées un standard de qualité uniforme et avaient acceptées de ne plus se concurrencer dans cette aire spécifique. Une régulation, par essence, est un cartel imposé par un État dans lequel les membres acceptent d’arrêter de se concurrencer dans une aire particulière de qualité ou de sûreté et à la place s’accordent sur un standard uniforme qui a été établis à travers l’État. À la différence des cartels privés, qui sont instables, aucun membre ne peut trouver son avantage dans la désertion.

Plus important encore, les FTC et Clayton Acts renversèrent des tendances de longue durée en direction de la concurrence et la perte de parts de marché et rendirent la stabilité possible.

« Les dispositions des nouvelles lois qui attaquaient la concurrence déloyale et la discrimination par les prix signifiaient que le gouvernement rendrait à présent possible aux nombreuses organisations de commerce de stabiliser, pour la première fois, les prix à l’intérieur de leurs industries, et de rendre effectif l’oligopole comme nouvelle phase de l’économie. »114

La Commission fédérale du commerce(FTC) créa une atmosphère hospitalière pour les organisations professionnelles et leurs efforts pour stopper la baisse de prix.115 Shaffer dans son In Restraint of Trade, explique de manière détaillée le fonctionnement de ces organisations professionnelles et leurs tentatives de stabiliser les prix et de restreindre « la pratique prédatrice de la baisse de prix »116 à travers des codes éthiques associés.116 Plus spécifiquement, les organisations professionnelles établirent des codes d’éthique sous les auspices de la FTC qui avaient ainsi la force de la loi de leur côté. Parmi les pratiques commerciales déloyales on trouvait celles qui consistaient à « vendre des biens à un prix inférieur à leur coût ou bien inférieur aux listes de prix publiées, afin de blesser les rivaux économiques» et « l’utilisation de matériaux inférieurs ou la déviation de la norme »117. Le second, en pratique, criminalisait l’innovation par des compagnies individuelles et les forçaient à attendre un consensus général sur cette dernière.

Ces deux projets de législation accomplirent ce que les trusts avaient été incapable de faire : ils permirent à une poignée de firmes dans chaque industrie de stabiliser leur part de marché et de maintenir une structure d’oligopole entre elles.

« C’était durant la guerre que des oligopoles fonctionnels et des accords de prix et de marchés devinrent effectivement opérationnels dans les secteurs dominants de l’industrie américaine. La diffusion rapide du pouvoir dans l’économie et l’entrée relativement facile dans le marché ont virtuellement cessées. Malgré la fin de nouveaux textes législatifs importants, l’unité entre le monde des affaires et le gouvernement fédéral s’est poursuivis à travers les années 1920 et après, utilisant les fondations établies durant l’Ére Progressiste afin de stabiliser et consolider les conditions à l’intérieur d’industries variées. Et sur ces mêmes fondations progressistes et en exploitant l’expérimentation avec les agences de guerre, Herbert Hoover et Franklin Roosevelt ont plus tard formulés des programmes afin de sauver le capitalisme américain. Le principe d’utiliser le gouvernement fédéral afin de stabiliser l’économie, établis dans le contexte de l’industrialisme moderne durant l’Ére Progressiste, devint la base du capitalisme politique dans ses ramifications ultérieures. »118

L’État-régulateur procurait également de la « rationalité » à travers l’utilisation des réglementations fédérales pour anticiper des actions potentiellement encore plus sévères par des gouvernements populistes au niveau local ou étatique, et la substitution des anciennes normes de responsabilité issues des Common Law, remplaçant les dommages potentiellement sévères imposés par des jurys locaux avec un dénominateur moins commun de normes réglementaires basés sur « de la science juste » (déterminée par l’industrie, bien entendus). Concernant la seconde, la plupart des réformes sur les Tort Laws ne faisaient que déresponsabiliser et indemniser les firmes commerciales contre les problèmes de fraude, pollution et autres externalités imposées sur le public.

Les dépenses étatiques servent à cartelliser l’économie de la même manière que la réglementation. Pareillement, la réglementation retire des aires importantes des questions de qualité et de sûreté hors de la concurrence de coûts, la socialisation des coûts opératoires par l’état (à travers les subventions à la recherche et au développement, l’éducation technique financée par le gouvernement, etc.) permet au capital de monopole de retirer ces derniers comme composantes du prix dans la concurrence de coûts entre firmes, et les placent ainsi dans un domaine où toutes les firmes dans un marché bénéficient d’un revenus garanti. Les subventions au transport réduisent l’avantage compétitif à se trouver proche d’un marché pertinent. Les subventions de soutien des prix agricoles transforment de la terre vacante en un investissement foncier extrêmement lucratif. Que ce soit à travers la réglementation ou des subventions étatiques directes ou des formes variées d’accumulation, les corporations agissent à travers l’état pour agir conjointement afin de restreindre la concurrence dans les aires sélectionnées.

Une portion grandissante des fonctions de l’économie capitaliste ont été mises en œuvre à travers l’état. D’après James O’Connor, les dépenses étatiques sous le capitalisme de monopole peuvent être divisées entre « capital social » et « dépenses sociales ».

« Le capital social c’est les dépenses nécessaires à des accumulations privés profitables ; il est indirectement productif (en termes marxistes le capital social étends de manière indirecte la plus-value). Il y a deux types de capital social : l’investissement social et la consommation sociale (en termes marxistes, le capital social constant et le capital social variable) […] L’investissement social consiste en des projets et services qui augmentent la productivité d’un montant donné de force de travail et, tout facteurs étant égaux, augmente le taux de profit […] La consommation sociale consiste en des projets et services qui réduisent les coûts de reproduction du labeur et, tout facteurs étant égaux, augmente le taux de profit. Un exemple de ceci est l’assurance sociale, qui étends les pouvoirs de production de la force de travail tout en réduisant simultanément les coûts de labeur. La seconde catégorie, les dépenses sociales, consiste en des projets et services qui sont nécessaires afin de maintenir une harmonie sociale – afin d’assurer la fonction de légitimation de l’état […] Le meilleur exemple étant l’état-providence, qui est spécifiquement fait pour maintenir la paix social chez les travailleurs au chômage. »119

Le capital de monopole est capable d’externaliser ses coûts opératoires sur l’État ; et étant donné que les dépenses étatiques augmentent indirectement la productivité du labeur et du capital aux frais du contribuable, le taux de profit apparent en revient augmenté. « Pour faire court, le capitalisme de monopole socialise de plus en plus les coûts de production. »120

O’Connor listait plusieurs manières pour le capitalisme de monopole d’externaliser ses coûts opératoires sur le système politique :

« La production capitaliste est devenus plus interdépendante – plus dépendante de la science et de la technologie, le travail est plus spécialisé, et la division du labeur est plus extensive. En conséquence, le secteur du monopole (et le secteur concurrentiel, quoiqu’un peu moins) nécessite des nombres grandissants de travailleurs techniques et administratifs. Il nécessite aussi des quantités grandissantes d’infrastructure (du capital pour couvrir des frais généraux physiques) – dans le champ du transport, de la communication, la recherche et le développement, l’éducation et d’autres installations. Pour faire court le secteur du monopole nécessite de plus en plus d’investissement social en relation au capital privé [….] Les coûts de l’investissement social (aussi nommé capital social constant) ne sont pas issus du capital de monopole mais plutôt sont socialisés et retombent sur l’état. »121

L’effet général de cette intervention de l’état dans l’économie est alors de retirer des parts grandissantes de l’activité économique du champ de la concurrence sur le prix ou la qualité, et de les organiser collectivement à travers le capital organisé dans son entièreté.

Action de l’état pour absorber le surplus : Impérialisme

L’État corporate aux USA tire ses racines d’une crise de la surproduction perçue par les élites corporates et étatiques – surtout la Dépression traumatisante des années 1890 – et la nécessité, aussi perçue par ces dernières, d’une intervention de l’État afin d’absorber le surplus de production ou en tout cas d’adresser le problème de la surproduction, sous-consommation, et sur-accumulation. D’après William Appleman Williams, «la crise des années 1890 éleva dans beaucoup de sections de la société américaine le spectre du chaos et de la révolution. »122 les élites économiques virent celle-ci comme le résultat de la surproduction et du surplus de capital, et crurent qu’elle serait résolus uniquement à travers l’accès à une « nouvelle frontière ». Sans un accès garantit par l’État, à des marchés étrangers, la production serait tombée sous le taux moyen de capacité, les coûts unitaires auraient augmentés, et le chômage aurait atteint des niveaux dangereux.

Et aligné avec ceci, l’axe principal de la politique étrangère américaine jusqu’à aujourd’hui est ce que Williams appelait « Impérialisme de Porte Ouverte »123 : sécuriser l’accès américain aux marchés étrangers en des termes égaux aux pouvoirs coloniaux européens, et opposer toute tentative par ces pouvoir de diviser ou fermer les marchés dans leurs sphères d’influence.

L’Impérialisme de Porte Ouverte consistait en utiliser le pouvoir politique des États-Unis d’Amérique afin de garantir l’accès à des ressources et marchés étrangers sur des termes favorables aux intérêts corporates américains, sans avoir à s’appuyer sur une gouvernance politique directe. Son but central était d’obtenir pour les marchandises américaines, dans chaque marché national, un traitement égal à celui qui était permis à toutes les autres nations industrielles. Plus important encore, ceci impliquait un engagement actif de la part du gouvernement américain dans la destruction des sphères d’influence économique ou de préférence des pouvoirs impériaux existants. Le résultat dans la plupart des cas, était un traitement de faveur où toute tentative d’autarcie de grande échelle, ou bien toute politique dont l’effet écarterait des aires majeures du monde de l’emprise de l’économie corporate américaine, étaient considérées comme hostiles aux intérêts sécuritaires états-uniens. Lorsque les pouvoirs existants qui tentaient de tels politiques étaient un égal, comme l’empire britannique, la réaction américaine était calme et mesurée. Lorsqu’ils étaient considérés comme inférieurs, comme le japon, les USA employaient des mesures plus forcenées, comme les événements de la fin des années 30 l’indiquent. Et peu importe le degré d’égalité dans l’accès des nations avancées sur les marchés du Tiers-Monde, il était clair que les nations du Tiers-Monde étaient encore subordonnées à l’Ouest industrialisé à un niveau collectif.

À la fin des années 30, la direction américaine avait peur que Forteresse Europe et la Sphère de Co-Prospérité de la Grande Asie Orientale ne priveraient l’économie américaine corporate de matériaux bruts essentiels, ainsi que de débouchés pour son surplus de produit sortant et capital, ce qui amena FD Roosevelt à manœuvrer le pays dans une autre guerre mondiale. Les études internes du département de l’état à l’époque estimaient que l’économie américaine nécessitait au minimum les ressources et marché d’une « grande aire » qui compterait l’Amérique Latine, l’Asie de l’Est, et l’Empire Britannique. Le Japon de son côté était en train de conquérir la Chine (point d’origine de la première politique de Porte Ouverte) ainsi que l’étain et le caoutchouc de l’Indochine, et menaçait aussi de capturer le pétrole des Indes orientales néerlandaises. En Europe, le scénario du pire était la chute de la Grande Bretagne, suivis par la capture par l’Allemagne d’une portion considérable de la Royal Navy et ainsi de l’Empire. La Guerre avec les forces de l’Axe aurait suivis n’importe laquelle de ces menaces perçus bien entendus, même si FDR n’avait pas manœuvré avec succès de telle sorte que le Japon tire le premier.124

La seconde guerre mondiale, d’ailleurs, aida à repousser les crises américaines de surproduction et suraccumulation en détruisant la plupart des capitales du monde hormis les USA, et en créant une économie de guerre permanente afin d’absorber le surplus de production.

La politique américaine qui émergea de la guerre fut de sécuriser un contrôle sur les marchés et ressources de la « grande aire » mondiale à travers des institutions de gouvernance économique mondiale, créés par le système post-guerre de Bretton Woods, et de faire en sorte qu’empêcher la « désertion » par des pouvoirs autarciques soit une part importante de la politique de sécurité nationale.

Le problème de l’accès à des ressources et marchés étrangers fut central à la planification américaine d’après-guerre. Étant donné les impératifs structurels du « capitalisme de monopole dépendent de l’export »125, la menace d’une dépression post-guerre était très réelle. La pulsion originale en direction de l’expansion vers l’étranger à la fin du XIXème siècle reflétait le fait que l’industrie, avec l’encouragement du capitalisme d’État, s’était étendus bien au-delà de la capacité du marché domestique à consommer sa production. Même avant la seconde guerre mondiale, l’économie capitaliste d’État avait de sérieuses difficultés à opérer au niveau de production nécessaire pour une pleine utilisation de capacité et pour un contrôle des coûts. La politique militaro-industrielle durant la guerre fut exacerbé par le problème de la suraccumulation, augmentant fortement la valeur des installations et équipements, payés avec l’argent du contribuable. La fin de la guerre, si elle était suivis par le motif traditionnel de démobilisation, aurait résultée en une réduction drastique des commandes auprès de cette même industrie gargantuesque en même temps que 10 millions de travailleurs étaient à nouveau jetés dans la force de travail civile.

Une part centrale de la politique économique post-guerre, reflété par les agences de Bretton Woods, fut l’intervention étatique pour garantir des marchés pour toute la production des industries américaines ainsi que des débouchés profitables au capital en surplus. La banque mondiale fut créée pour subventionné l’export de capital au Tiers-Monde en finançant l’infrastructure sans laquelle les installations de productions possédées par des acteurs occidentaux n’auraient pas pu s’établir là. D’après une estimation de Gabriel Kolko en 1988, presque 2 tiers des prêts de la Banque Mondiale depuis ses débuts sont allés à l’infrastructure de transport et d’énergie.126 Un rapport élogieux du département du trésor référait à ces projets d’infrastructure comme à des « externalités » à l’entreprenariat, et parlait avec enthousiasme des bénéfices de tels projets dans la promotion de l’expansion du commerce dans de larges aires de marché et la consolidation et commercialisation de l’agriculture.127 Le projet d’énergie de la Rivière Volta, par exemple, fut construit avec des prêts américains (à fort taux d’intérêt) afin de procurer Kaiser aluminium de l’électricité à très bas prix.128

Action de l’état pour absorber le surplus : la création de nouvelles industries

Le gouvernement intervint également de manièredirecte pour atténuer le problème de la surproduction, à travers sa pratique grandissante d’achat direct du produit sortant en surplus de l’économie corporate – à travers une politique fiscale keynésienne, des programmes massifs pour les autoroutes et l’aviation civile, le complexe militaro-industriel, l’aide à l’étranger, etc. Baran et Sweety indiquent que la part grandissante du PIB rattachée au gouvernement est « un indice approximatif de la mesure dans laquelle le rôle du gouvernement en tant que créateur de demande effective et absorbeur de surplus a grandit durant l’Ère du capitalisme de monopole. »129

« Si les effets dépressionnaires de monopoles grandissants avaient continués à opérer sans intervention, l’économie des USA aurait entamée une période de stagnation bien avant la fin du XIXème siècle, et le capitalisme n’aurait sûrement pas survécu à la fin de la seconde moitié du XXème siècle. Quels étaient donc les puissants stimuli externes qui ont compensés ces effets dépressionnaires et permis à l’économie de grandir assez rapidement durant les dernières décennies du XIXème siècle et, avec des interruptions importantes, durant les deux premiers tiers du XXème siècle ? Selon notre analyse, il y en a deux type qui peuvent être classés comme (1) des innovations faiseuses d’époques, et (2) les guerres et leurs conséquences. »

Par « innovations faiseuses d’époques », Baran et Sweezy faisaient référence à « ces innovations qui perturbent toute l’organisation de l’économie et créent ainsi de vastes débouchés à l’investissement, en plus du capital qu’elles absorbent directement. »130 Et pour ce qui est des guerres, Emmanuel Goldstein décrivait leur fonction très bien : « Même quand les armes de guerre ne sont pas détruites, leur manufacture est tout de même une bonne manière de dépenser de la force de travail sans construire quoi que ce soit qui puisse être consommé. » La guerre est une manière de « réduire en pièces, ou lancer dans la stratosphère, ou faire sombrer dans les profondeurs de l’océan » la production qui sort d’installations productrices excessives.131

Le complexe autoroute-voiture et le système d’aviation civile sont des exemples classiques du phénomène décrit par Paul Baran et Paul Sweezy décrit dans Capitalisme de Monopole: la création, par le gouvernement, de nouvelles industries pour absorber le surplus généré par les tendances chroniques du capitalisme corporate au surinvestissement et à la surproduction.

Du complexe automobile-voiture, Baran et Sweezy écrivirent, « ce complexe d’intérêts privés se concentrant autour d’un produit n’a d’égal nul part ailleurs dans l’économie – ou dans le monde. Et tout le complexe, bien sûr, est totalement dépendant de la provision publique de routes et d’autoroutes. »132. Sans même mentionner le rôle de la politique extérieure américaine comme garantie d’un accès « abondant et pas cher » au pétrole.

« Une des barrières majeures à l’industrie vacillante au tournant du siècle était l’état déplorable des routes.Un des premiers groupes de lobby pour les autoroutes était la League of American Wheelmen, qui fondât des associations pour les « bonnes routes » tout autour du pays et, en 1891, commença à faire du lobbying auprès des assemblées législatives des états […] »

« Le Federal Aid Roads Act de 1916 encouragea la construction, d’une côte à l’autre, de routes pavées, généralement financées par la taxe sur le gasoil (une relation symbiotique remarquable). En 1930 le budget annuel pour les projets de routes fédérales était de 750 millions de dollars. Après 1939, avec une poussée de la part du président Franklin Roosevelt, les autoroutes inter-états devinrent accessibles aux zones rurales. »133

Ce fut ce dernier changement, dans les années 1930, qui fut le plus révolutionnaire. Depuis ces débuts ce mouvement pour un réseau national de super-autoroutes fut identifié, tout d’abord, avec la politique industrielle fasciste de Hitler, et ensuite avec l’industrie automobile américaine.

« Le ‘groupe de pression le plus puissant à Washington’ commença en juin 1932 lorsque le président de GM Alfred P. Sloan, créa la Conférence Nationale des utilisateurs des autoroutes, invitant les firmes du pétrole et du caoutchouc à aider GM à financer des efforts de propagande et de lobbying qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. »134

Une des premières représentations de l’autoroute moderne américaine fut l’exposition Futurama à l’exposition universelle de 1939 à New York, sponsorisé par (qui d’autre ?) GM.

« L’exposition […] procura à une nation qui émergeait des plus sombres décennies de la guerre civile un aperçu hypnotique du futur – un futur qui impliquait beaucoup beaucoup de routes. Des grandes routes. Des super-autoroutes à 14 voies sur lesquelles des voitures iraient à 100 miles par heure. Des routes sur lesquelles, promettait un narrateur, les américains pourraient éventuellement traverser la nation en un jour. »135

L’association entre General Motors et le réseau Inter-états ne s’arrêta pas là bien entendus. Sa construction pris place sous la supervision du secrétaire au département de la défense Charles Wilson, ex-PDG de la compagnie. Durant son audience de confirmation en 1953, lorsqu’on lui demanda s’il pouvait

« prendre une décision qui serait dans l’intérêt de la nation et au détriment de General Motors, Wilson répliqua avec sa fameuse déclaration ‘je ne peux pas concevoir une décisions pareille car, depuis plusieurs années je me suis convaincu que ce qui était bon pour notre pays était bon pour General Motors, et vice versa. La différence n’existe pas. Notre compagnie est trop grande. »136

Le rôle de Wilson dans le programme pour l’Inter-états ne fut pas celui d’un technocrate désintéressé. Dès sa nomination au département de la défense, il poussa « sans relâche » pour le programme. Et l’administrateur en chef du programme était « Francis Dupont, dont la famille possédait la plus grande part dans le stock d’actions de GM… »137

La propagande corporate, comme souvent durant le XXème siècle, joua un rôle actif dans les tentatives de reconfiguration de la culture populaire.

« Essayant de maintenir l’esprit de conduite vivant, Dow Chemical, producteur d’asphalte, s’engagea dans la campagne de Relations Publiques avec un film montrant une version romancée d’un témoignage de la part d’une institutrice d’école primaire qui s’insurgeait devant ses voisins anti-autoroutes. ‘Comment ne pouvez-vous pas voir que cette autoroute est la porte vers une nouvelle vie pour nos enfants ?’ »138

Peu importe la motivation politique derrière, les effets économiques du système Inter-états ne devraient pas être controversé. Virtuellement 100 % des dommages faits à la plateforme de l’autoroute sont causés par des camions poids-lourd. Et ce malgré des libéralisations répétées vis-à-vis des restrictions de poids, qui vont bien au-delà du poids maximum pour lequel les plateformes ont été conçues originellement.

« Les taxes sur le carburant échouent misérablement à capturer le coût des dommages exponentiels fait à la chaussée par des véhicules à essieu plus larges. Seules les charges basée sur le poids-distance sont efficaces mais les routiers ont réussis à les faire disparaître dans presque tous les états occidentaux où une poussée pour le retrait des normes continuent. »139

Et pour ce qui est du système d’aviation civile, dès ses débuts il fut une créature de l’État. Toute l’infrastructure physique fut construite, dès ses premières décennies, avec l’argent de l’impôt.

« Depuis 1946, le gouvernement fédéral a versé des milliards de dollars dans le développement aéroportuaire. En 1992, Professeur Stephen Paul Dempsey de l’Université de Denver estimait la valeur de remplacement actuelle du système aéroportuaire commercial des États-Unis – qui avait été entièrement développé avec des bourses fédérales et des bonds municipaux exemptés de taxes – à 1 trillion de dollars. »

« Ce n’est qu’à partir de 1971 que le gouvernement fédéral commença à collecter des tarifs auprès des passagers de ligne et des expéditeurs de marchandises afin de rattraper cet investissement. En 1988 le bureau du budget au congrès américain releva qu’en dépit des tarifs pour usagers payés dans le Airport and Airways Trust Fund, les contribuables auraient tout de même à transférer 3 milliards de subventions par ans à la FAA afin de maintenir son réseau de plus de 400 tours de contrôle, 22 centre de contrôle de trafic aérien, 1000 aides radars à la navigation, 250 systèmes radars de zone terminale et son staff de 55000 contrôleurs de trafic, techniciens et bureaucrates. »140

(Et même en mettant de côté les faiblesses du système tarifaire, l’expropriation demeure un outil central à la construction de nouveaux aéroport et l’expansion d’aéroport existants.)

Les subventions à l’aéroport et à l’infrastructure de contrôle de trafic aérien du système d’aviation civil ne sont qu’une part de tout cela. Tout aussi important est le rôle direct de l’État dans la création de l’industrie des gros aéronefs dont la capacité de portage de gros cargo et les jets passagers révolutionnèrent l’aviation civile après la seconde guerre mondiale. L’aviation civile est et demeure une créature de l’état.

Dans Harry Truman and the War Scare of 1948, Frank Kofsky décrivit l’industrie aéronautique comme au bord de la faillite après la fin de la guerre lorsqu’elle fut secourut par les périodes de dépense de Truman durant la guerre froide qui bénéficièrent les bombardiers lourds.141 David Noble releva que les jumbo jets civils n’auraient jamais existé sans les contrats du gouvernements sur les bombardiers lourds. Les cycles de production du marché civil seul étaient trop petits pour payer pour de la machinerie aussi complexe et coûteuse. Le 747 est essentiellement un dérivé de production militaire.142

L’économie de guerre permanente associée à la guerre froide empêcha les états-unis de retomber dans la dépression après la démobilisation. La guerre froide restaura la dépendance de l’économie corporate à l’État comme source de ventes garanties. Charles Nathanson argumenta que « une conclusion est inévitable : des firmes majeures avec de gigantesques agrégations de capital corporate doivent leur survie post seconde guerre mondiale à la guerre froide… »143. D’après David F. Noble, l’emploi dans l’industrie aéronautique grandit considérablement entre 1939 et 1954. Tandis que les aéronefs militaires ne constituaient qu’un tiers de la production industrielle en 1939. Arrivée 1953, le poids de la production d’équipement militaire aéronautique arrivait à 93 % du produit sortant total.144 « Les avancées en aérodynamique, métallurgie, électronique, et design d’engins aéronefs qui firent du vol supersonique une réalité arrivée Octobre 1947 furent souscrit presque entièrement par l’armée. »145

Comme Marx le relevait dans le volume trois de Capital, « l’émergence de nouvelles formes d’industrie pourrait absorber le capital en surplus et contrer le taux de profit en chute directe. » Baran et Sweezy, également, considéraient les « inventions faiseuses d’époques » comme des contrebalancements partiels à un surplus en constant agrandissement. Leur exemple de préférence était l’émergence de l’industrie automobile dans les années 1920, qui (avec le programme autoroutier) finit par définir l’économie américaine pour la plupart du XXème siècle.146

Le boom technologique des années 90 fut un événement révolutionnaire similaire. Il est révélateur de considérer à quel point les industries automobiles et informatiques furent des produits directs du capitalisme d’état.

Hormis les jumbo jets pour utilisation civile, beaucoup d’autres nouvelles industries furent créent presque entièrement comme effet secondaire des dépenses militaires. À travers le complexe militaro-industriel, l’État a socialisé une part majeure – probablement la majorité – des coûts de la recherche et du développement (R&D) du secteur « privé ». Le rôle de l’État en tant qu’acheteur du surplus économique de production est éclipsé par son rôle en tant que subventionneur des coûts de la recherche, comme Charles Nathanson l’indiqua. La recherche et le développement furent fortement militarisées par le « complexe de militaro-recherche et développement» de la guerre froide. La recherche et le développement militaire résultent souvent en des technologies basiques à usage général avec des applications civiles très larges. Les technologies originellement développées par le Pentagone sont souvent devenus la base pour des catégories entières de produits de consommation.147 L’effet général de tout ceci a été « d’éliminer de manière substantielle les aires majeures de risque du capitalisme : le développement de et l’expérimentation avec de nouveaux processus de production et des nouveaux produits. »148

C’est le cas dans le secteur électronique en particulier, où beaucoup de produits originellement développés par la recherche et le développement militaire « sont devenus des aires de croissance économique de l’économie. »149

De manière générale, Nathanson estima, l’industrie dépends de financement militaire pour à peu près 60 % de ses dépenses en R&D ; mais ce chiffre est considérablement sous-évalué par le fait qu’une grande part de ce qui est nommé comme des dépenses civiles en R&D est orienté vers le développements d’applications civiles de technologies originellement militaires.150 De plus il faut relever le fait que la R&D militaire est souvent utilisée pour développer des technologies de production qui deviennent la base pour des méthodes de production à travers le secteur civil.

En particulier, tel que décrit par Noble dans Forces of Production, l’automatisation industrielle, la cybernétique et l’électronique miniaturisée ont toutes émergées directement de R&D financées par l’armée datant de la seconde guerre mondiale et des débuts de la guerre froide. Les industries aéronautique, électronique et des machines-outils furent totalement transformées par l’économie militaire.151

« L’industrie électronique moderne » écrit Noble, « fut largement une création militaire. » Avant la guerre, l’industrie consistait largement de radio.152 Les électroniques miniaturisées et la cybernétique furent presque entièrement le résultat de la recherche et du développement militaire.

« La miniaturisation des circuits électriques, précurseurs à la microélectronique moderne, fût promue par l’armée pour créer des fusibles de proximité pour des bombes […] Peut-être que l’innovation la plus significative fut l’ordinateur numérique électronique, créé principalement pour des calculs balistiques mais utilisé pour l’analyse de bombes atomiques. Après la guerre, l’industrie électronique continua de grandir, stimulée principalement par la demande pour des aéronefs et des systèmes de guidage de missiles, des équipements de communication et de contrôle, des appareils de contrôle industriel, des ordinateurs électroniques à forte vitesse pour des commandements de défense aérienne et des réseaux de contrôle [….] et des transistors pour chacun de ces appareils […] En 1964, deux tiers des coûts à la recherche et au développement de l’industrie pour l’équipement électrique (e.g., ceux de GE, Westinghouse, RCA, Raytheon, Philco, IBM, Sperry Rand etc…) étaient encore payées par le gouvernement. »153

Le transistor, « une excroissance issue du travail fait sur les semi-conducteurs durant la guerre » sortit de Bell Labs en 1947. Malgré des obstacles tels que des coûts importants ainsi que de la résistance due aux dépendances au sentier dans l’industrie électronique basée sur la technologie des tubes électroniques, les transistors ont vaincus.

« …grâce à un mécénat soutenus et de grande échelle de la part de l’armée, qui avait besoin de l’appareil pour ses systèmes de contrôle de missile, de guidage et de communication ainsi que pour ses ordinateurs digitaux de commandement et de contrôle qui formèrent le cœur de leurs réseaux de défense. »154

En cybernétique, pareillement, l’ordinateur numérique électronique fut principalement développé en réponse aux besoins militaires. ENIAC, développé pour l’armée à la Moore School of Electrical Engineering, fut utilisé pour des calculs balistiques et pour des calculs sur le projet de bombe atomique.155 Malgré les coûts réduits et la fiabilité grandissante du matériel, et des avancées dans les systèmes logiciels opérant des langages informatiques, « dans les années 1950 les principaux utilisateurs étaient encore des agences gouvernementales, et en particulier l’armée. Le système SAGE de défense aérienne de l’Air Force par exemple employait la plupart des programmeurs du pays… »

SAGE produisit entre autres « un ordinateur numérique qui était assez rapide pour fonctionner en tant que part d’un système de contrôle en feedback d’une complexité énorme, » ce qui pouvait ainsi « être utilisé pour surveiller de contrôler de manière continue un ensemble vaste d’équipement automatisé en ‘temps réel’…. ». Ces capacités furent très importantes pour des avancées dans l’automatisation industrielle.156

Le même motif domina dans l’industrie des machines-outils, le focus principal de Forces of Production. La part totale de machines-outils en usage qui avaient moins de dix ans s’éleva de 28 % en 1940 à 62 % en 1945. À la fin de la guerre, 300 000 machines-outils furent déclarés comme surplus et jetés sur le marché commercial à des prix de rabais. Bien que ceci causa une contraction de l’industrie (et une consolidation), la guerre froide résultat en une résurrection de l’industrie des machines-outils. Les dépenses en R&D pour les machines-outils s’étendirent fortement de 1951 à 1957, grâce aux besoins de l’armée. L’industrie des machines-outils devint dominée par la culture du «cost-plus» et son profit garantie157, typique de l’industrie militaire,

Les technologies spécifiques utilisées dans les systèmes automatisés de contrôle pour les machines-outils sortirent toutes de l’économie militaire :

« L’effort pour développer des systèmes de contrôle de tirs dirigés par radar, concentrés au laboratoire de MIT sur les servomécanismes, résulta en un ensemble d’appareils de contrôle à distance pour mesurer le positionnement et la précision du mouvement; le besoin de développer des fusibles de proximité pour des munitions de mortiers produisit les émetteurs- récepteurs miniaturisés, les premiers circuits intégrés, et des composants fiables, robustes et standardisés. Enfin, à la fin de la guerre, des expériences au Bureau national des standards ainsi qu’en Allemagne produisirent la bande magnétique, les têtes d’enregistrement et les outils d’enregistrement pour les films parlants et la radio ainsi que le stockage d’information et des machines de contrôle programmable. »158

En particulier, la R&D de la seconde guerre mondiale pour les systèmes de contrôle de tir par radar fut l’élan principal derrière le développement des servomécanismes et du contrôle automatisé.

« Des générateurs d’impulsion afin de retranscrire précisément l’information électrique ; des transducteurs pour convertir l’information en distance, chaleur, vitesse, et autres en signaux électriques ; et tout une étendue d’appareils associés permettant l’actionnement, le contrôle et la perception. »159

L’automatisation industrielle fut introduite dans l’industrie privée comme extension de l’économie militaire. Les premières opérations industrielles contrôlées par ordinateur étaient l’énergie électrique et les industries de raffinerie de pétrole des années 1950. Arrivée 1959, la raffinerie Texaco située à Port Arthur plaça la production sous un contrôle numérique total, suivis en 1960 par l’usine d’ammoniaque de Monsanto en Louisiane et l’usine de vinyle de Goodrich au Kentucky. De là la révolution se répandit rapidement aux aciéries, haut fourneaux, et usines de traitement chimique. Durant les années 60, le contrôle informatique avait évolué d’une boucle ouverte à un système de feedback en boucle fermée, avec des ordinateurs qui faisaient des ajustements automatiquement sur la base du retour capteur.160

Les machines-outils contrôlés numériquement, en particulier, furent développés avec l’argent de l’Air Force et introduites (avec un financement de et à travers la pression exercée par l’Air Force) dans les industries gérants la production d’aéronefs, engins et parties, et chez les contractuels de l’USAF.161

Donc l’économie militaire et les autres industries créées par l’État permirent d’éponger le capital en surplus et la production en surplus. Il fut procurés aux secteurs industriels et high tech des débouchés virtuellement garantis, pas seulement à travers les procurations de l’armée américaine mais aussi à travers des bourses et prêts pour des ventes à l’étranger à travers le Military Assistance Program.

Bien que des défenseurs du complexe militaro-industriel aient essayés de mettre l’accent sur la faible part de la production totale représentée par les produits militaires, il fait plus sens de comparer le volume d’approvisionnement à la capacité inutilisée. Le fait que les cycles de production militaire ne représentent qu’un pourcentage mineure de la production totale pourrait absorber une grande part de la capacité inutilisée totale, et avoir un effet majeur sur la réduction des coûts unitaires. De plus, le taux de profit sur des contrats de l’armée tends à être bien plus haut, étant donné que les produits militaires n’ont pas de prix de marché « standard » et que les prix sont établis à travers des méthodes politiques (comme les scandales répétés liés au budget du pentagone nous le montrent).162 Donc les contrats militaires, aussi petit soit leur part dans la production totale d’une firme, pourraient faire la différence entre un profit et une perte.

Seymour Melman décrivait l’économie de guerre permanente comme une économie privée planifiée de manière centrale qui incluait la plupart de l’industrie de fabrication lourde et d’industrie high tech. Cette « économie contrôle par l’état » était basée sur les principes de « la maximisation des coûts et des subventions gouvernementales ».163

« Elle peut s’appuyer sur le budget fédéral pour un capital virtuellement illimité. Elle opère dans un marché monopolisé isolé qui rends les firmes capitalistes d’État, séparément ou conjointement, imperméables à l’inflation, aux performances de mauvaise productivité, au mauvais design de produit et aux mauvaises méthodes managériales. Le motif de subvention a rendu la firme capitaliste d’État résistante à l’échec. C’est le remplacement qu’a produit le capitalisme d’état aux mécanismes classiques des firmes compétitives qui cherchaient à minimiser les coûts et à maximiser les profits. »164

Une grande part de ce qui est appelé « progrès » se résume non pas à une augmentation du volume de consommation par unité de labeur, mais à une augmentation des intrants consommés par unité de consommation – c’est à dire une augmentation des coûts et de la sophistication technique impliquée dans chaque unité donnée de production, sans aucune réelle augmentation d’efficacité.

La vertu cardinale de l’économie militaire est son improductivité retentissante. Dans le sens qu’elle n’est pas en compétition avec l’industrie privée pour la provision d’un bien étant donné l’absence de demande consommatrice. Mais la production n’est pas la seule aire de dépenses gouvernementales improductives. Paul Mattick élabora sur ce thème dans un article datant de 1956. L’économie corporate, il écrivait, rencontrait un problème « la formation de capital privé […] rencontre ses limites dans une situation où la demande de marché diminue. » L’État devait absorber une part de la production en surplus ; mais il devait le faire sans concurrencer les corporations dans le marché privée. À la place, « de la production incitée par le gouvernement est canalisée dans des champs non-marchands – la production de travaux publics, armements, éléments superflus et gaspillages non-compétitifs. »165

« Afin d’accroître l’échelle de production et d’accumuler du capital, le gouvernement crée de la « demande » en organisant la production de bien invendables, financés par des emprunts gouvernementaux. Ceci signifie que le gouvernement mets à sa disposition des ressources productives appartenant au capital privée qui sinon seraient inutilisées. »166

Une telle consommation de la production, bien qu’elle ne soit pas toujours profitable à l’industrie privée, sert une fonction analogue aux ventes à pertes à l’étranger, en ce qu’elle permet à l’industrie d’opérer à pleine capacité malgré les insuffisances de la demande privée à absorber toute la production au coût de production.

Il est intéressant de considérer combien de segments de l’économie ont un marché garanti pour leur produit, ou une clientèle conscrite à la place de consommateurs volontaires. Le complexe militaro-industriel est bien connus. Mais quand est-il des systèmes éducatifs et pénaux ? Et le complexe automobile-camion-autoroute, ou le complexe de l’aviation civile ? Le déchargement de surplus à l’étranger (« capitalisme de monopole dépendant de l’export ») et le déchargement de surplus domestique (les rachats par le gouvernement) sont différentes formes du même phénomène.


34 : Mumford, Technique et civilisation – page 340

35 : Piore and Sabel, – page 50.

36 : Ibid., – page 49.

37 : Ibid., – page 54.

38 : Ralph Borsodi, This Ugly Civilization (Philadelphia: Porcupine Press, 1929, 1975), – pages 64-65.

39 : Ibid., – page 126.

40 : John Kenneth Galbraith, The New Industrial State (New York: Signet Books, 1967), – page 16

41 : Ibid., – page 28.

42 : Ibid., – page 31.

43 : Ibid., – pages 34-35.

44 : Ibid., – pages 210-212.

45 : Chandler, The Visible Hand, – page 6.

46 : Ibid., – pages 6-7.

47 : Ibid., – page 241.

48 :Ibid., – page 287.

49 : Ibid., – page 244.

50 : Ibid., – page 412.

51 : Waddell and Bodek, – page 75.

52 : Ibid., – page 140.

53 : William Waddell, “The Irrelevance of the Economists,” Evolving Excellence, May 6, 2009 <http://www.evolvingexcellence.com/blog/2009/05/the-irrelevance-of-the-economists.html>.

54 : Waddell and Bodek, – page 98.

55 : Ibid., – page 122.

56 : Ibid., – page 119.

57 : Paul Hawken, Amory Lovins, and L. Hunter Lovins, Natural Capitalism: Creating the Next Industrial Revolution (Boston, New York, London: Little, Brown, and Company, 1999), – pages 129-30.

58 : Waddell and Bodek, – pages 89, 92.

59 : Ibid., – pages 122-123.

60 : Ibid., – page 39.

61 : Hawken et al, – pages 129-130.

62 : Ibid., – pages 128-129.

63 : Ibid., – page 129.

64 James P. Womack, Daniel T. Jones, Daniel Roos, The Machine That Changed the World (New

York: MacMillan, 1990), – page 80.

65 : Mumford, Techniques et civilisation – page 180.

66 : Chandler, The Visible Hand., – page 347.

67 : Ibid., – page 241.

68 : Barry Stein, Size, Efficiency, and Community Enterprise (Cambridge: Center for Community Economic Development,

1974), – page 41.

69 : Ibid., – page 43.

70 : Ibid., – page 44.

71 : Ibid., – page 58.

72 : Chandler, The Visible Hand, – page 487.

73 : Galbraith, The New Industrial State, – page 37.

74 : Ibid., – page 38.

75 : Ibid., – page 39.

76 : Ibid., – pages 50-51.

77 : Martin Hellwig, « On the Economics and Politics of Corporate Finance and Corporate Control, » in Xavier Vives, ed., Corporate Governance: Theoretical and Empirical Perspectives (Cambridge: Cambridge University Press, 2000), – pages 100-101

78 : Ralph Estes, Tyranny of the Bottom Line: Why Corporations Make Good People Do Bad Things (San Francisco: Berrett-Koehler Publishers, 1996), – page 51.

79 : Hellwig, – pages 101-102, 113.

80 : Doug Henwood, Wall Street: How it Works and for Whom (London and New York: Verso, 1997), – page 3.

81 : Galbraith, The New Industrial State, – pages 39-40.

82 : Ibid., – pages 41-42.

83 : Ibid., – page 65

84 : Piore and Sabel, – page 132.

85 : Paul Goodman, People or Personnel, in People or Personnel and Like a Conquered Province (New York: Vintage Books, 1963, 1965), – page 58.

86 : Paul Baran and Paul Sweezy, Monopoly Capitalism: An Essay in the American Economic and Social Order (New York:Monthly Review Press, 1966), – pages 128-129.

87 : Ibid., – page 131.

88 : C’est le thème du livre de Stuart Ewen, Captains of Consciousness: Advertising and the Social Roots of Consumer Culture(New York: McGraw-Hill, 1976).

89 : Jeffrey Kaplan, « The Gospel of Consumption: And the better future we left behind, » Orion, May/June 2008<http://www.orionmagazine.org/index.php/articles/article/2962>.

90 : Paul and Percival Goodman, Communitas: Means of Livelihood and Ways of Life (New York: Vintage Books, 1947, 1960), – pages 188-89.

91: Eric Rumble, « Toxic Shocker, » Up! Magazine, January 1, 2007 <http://www.up-magazine.com/magazine/exclusives/Toxic_Shocker_3.shtml>.

92 : Ralph Borsodi, The Distribution Age (New York and London: D. Appleton and Company, 1929), – pages 217, 228.

93 : Ibid., – pages 160-61.

94 : Ibid., – page v.

95 : Ibid., – page 4.

96 : Ibid., – pages 112-113.

97 : Ibid., – page 136.

98 : Ibid., – page 247.

99 : Ibid., – pages 83-84.

100 : Ibid., – page 84.

101 : Ibid., – page 162.

102 : Ibid. pp. 216-17.

103 : Stein, Size, Efficiency, and Community Enterprise, – page 79.

104 : Naomi Klein, No Logo (New York: Picador, 1999), – page 14.

105 : Chandler, The Visible Hand, – page 411.

106 : Baran and Sweezy, Monopoly Capital, – page 108.

107 : Gabriel Kolko, The Triumph of Conservatism: A Reinterpretation of American History 1900-1916 (New York: The Free

Press of Glencoe, 1963) – page 3.

108 : Chandler, The Visible Hand, – page 316.

109 : Ibid., – page 331.

110 : Paul Sweezy, « Competition and Monopoly, » Monthly Review (May 1981), pp. 1-16.

111 : Kolko, Triumph of Conservatism, – page 58.

112 : Ibid., – pages 98-108.

Dans les années 1880, des scandales à répétition impliquant de la viande avariée avait fait que de nombreuses firmes américianes furent jetées hors des marchés européens. Les grandes entreprises d’empaquettage de viande s’étaient tournés vers le gouvernement pour inspecter la viande exportée. En organisation cette fonction de manière conjointe, à travers l’État, elles retirèrent l’inspection de qualité comme facteur de concurrence entre elles, et le gouvernement procurait un sceau d’approbation de la même manière qu’une association commerciale le ferait. Le problème de ce régime d’inspection était que seuls les plus grandes firmes étaient impliquées dans le commerce d’export, ce qui leur donnait une avantage compétitif par rapport aux petites firmes qui ne s’occupaient que du marché domestique. La principale conséquence du Meat Inspection Act de Roosevelt fut de faire entrer les petites firmes dans le régime d’inspection, mettant ainsi fin au malus compétitif qu’il imposait sur les grandes firmes. Upton Sinclair agit simplement comme serviteur inconscient de l’industrie.

113 : Butler Shaffer, Calculated Chaos: Institutional Threats to Peace and Human Survival (San Francisco: Alchemy

Books, 1985), – page 143.

114 : Ibid., – page 268.

115 : Ibid., – page 275.

116 : Butler Shaffer, In Restraint of Trade: The Business Campaign Against Competition, 1918-1938 (Lewisburg: Bucknell

University Press, 1997).

117 : Ibid., – pages 82-84.

118 : Kolko, Triumph of Conservatism, – page 287.

119 : James O’Connor, Fiscal Crisis of the State (New York: St. Martin’s Press, 1973), – pages 6-7.

120 : Ibid., – page 24.

121 : Ibid., p 24.

122 : William Appleman Williams, The Tragedy of American Diplomacy (New York: Dell Publishing Company, 1959, 1962)

21-2.

123 : Williams, The Contours of American History (Cleveland and New York: The World Publishing Company, 1961).

124 : Laurence H. Shoup and William Minter, « Shaping a New World Order: The Council on Foreign Relations’ Blueprint for

World Hegemony, 1939-1945, » in Holly Sklar, ed., Trilateralism: The Trilateral Commission and Elite Planning for World

Management (Boston: South End Press, 1980), – pages 135-56

125 : « Le prix qui amène le maximum de profit de monopole est généralement au dessus du prix qui aurait été établis par des coûts fluctuant dans une situation de concurrence, et le volume qui peut être marchandé à ce prix maximum est généralement bien en dessous de la production qui est techniquement ou économiquement faisable [… ] Le trust se sort de ce dilemme en produisant la production totale de ce qui est économiquement faisable, sécurisant ainsi des coûts bas et offrant dans le marché domestique protégé uniquement la quantité qui correspond au prix de monopole – autant que le tarif douanier le permet ; tandis que le reste est vendu, ou plutôt jeté à l’extérieur à un prix bien plus bas…. » — Joseph Schumpeter, « Imperialism, » dans Imperialism, Social Classes: Two Essays by Joseph Schumpeter. (New York: Meridian Books, 1955) – pages 79-80.

D’ailleurs Joseph Stromberg, by the way, a très bien intégré cette thèse, généralement identifiée au réivsionnismede la New Left, dans le cadre théorique de Mises et Rothbard dans « The Role of State Monopoly Capitalism in the American Empire » Journal of Libertarian Studies Volume 15, no. 3 (Summer 2001), – pages 57-93. disponible en ligne à <http://www.mises.org/journals/jls/15_3/15_3_3.pdf>.

126 : Gabriel Kolko, Confronting the Third World: United States Foreign Policy 1945-1980 (New York: Pantheon Books,

1988), – page 120.

127 : United States Participation in the Multilateral Development Banks in the 1980s. Department of the Treasury

(Washingon, DC: 1982), – page 9.

128 : L. S. Stavrianos, Promise of the Coming Dark Age, – page 42.

129 : Baran and Sweezy, – pages 146-147.

130 : Ibid., – page 219.

131 : George Orwell, 1984. Signet Classics Reprint (New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1949, 1981), – page 157.

132 : Ibid., – pages 173-174.

133 : Jim Motavalli, « Getting Out of Gridlock: Thanks to the Highway Lobby, Now We’re Stuck in Traffic. How Do We

Escape? » E Magazine, March/April 2002 <http://www.emagazine.com/view/?534>.

134 : Mike Ferner, « Taken for a Ride on the Interstate Highway System, » MRZine (Monthly Review) June 28, 2006

<http://mrzine.monthlyreview.org/ferner280606.html>.

135 : Justin Fox, « The Great Paving How the Interstate Highway System helped create the modern economy–and reshaped

the FORTUNE 500. » Reprinted from Fortune. CNNMoney.Com, January 26, 2004

<http://money.cnn.com/magazines/fortune/fortune_archive/2004/01/26/358835/index.htm>.

136 : Edwin Black, « Hitler’s Carmaker: How Will Posterity Remember General Motors’ Conduct? (Part 4) » History News

Network, May 14, 2007 <http://hnn.us/articles/38829.html>.

137 : Ferner, « Taken for a Ride. »

138 : Ibid.

139 : Frank N. Wilner, « Give truckers an inch, they’ll take a ton-mile: every liberalization has been a launching pad for

further increases – trucking wants long combination vehicle restrictions dropped, » Railway Age, May 1997

<http://findarticles.com/p/articles/mi_m1215/is_n5_v198/ai_19460645>.

140 : James Coston, Amtrak Reform Council, 2001, in « America’s long history of subsidizing transportation »

<http://www.trainweb.org/moksrail/advocacy/resources/subsidies/transport.htm>.

141 : Frank Kofsky, Harry Truman and the War Scare of 1948 (New York: St. Martin’s Press, 1993).

142 : Noble, America by Design, – pages 6-7.

143 : Nathanson, “The Militarization of the American Economy, » in David Horowitz, ed., Corporations and the Cold War

(New York and London: Monthly Review Press, 1969), – page 214.

144 : David F. Noble, Forces of Production: A Social History of American Automation (New York: Alfred A. Knopf, 1984),

– pages 5-6.

145 : Ibid., – page 6.

146 : Baran and Sweezy, – page 220.

147 : Nathanson, « The Militarization of the American Economy, » – page 208.

148 : Ibid., – page 230.

149 : Ibid., – page 230.

150 : Ibid., – pages 222-25.

151 : Noble, Forces of Production, – page 5.

152 : Ibid., – page 7.

153 : Ibid., – pages 7-8.

154 : Ibid., – pages 47-48.

155 : Ibid., – page 50.

156 : Ibid., – page 52.

157 : Ibid., – pages 8-9.

158 : Ibid., – page 47.

159 Ibid., – pages 48-49.

160 : Ibid., – pages 60-61.

161 : Ibid., – page 213.

162 : Nathanson, « The Militarization of the American Economy, » – page 208.

163 : Seymour Melman, The Permanent War Economy: American Capitalism in Decline (New York: Simon and Schuster,

1974), – page 11.

164 : Ibid., – page 21.

165 : Paul Mattick, “The Economics of War and Peace, » Dissent (Fall 1956), – page 377.

166 : Ibid., – pages 378-379.

Anarchy and Democracy
Fighting Fascism
Markets Not Capitalism
The Anatomy of Escape
Organization Theory