Moloch, Prèmiere partie, par Kevin Carson. Article original: Moloch – Mass-Production Industry as a Statist Construct. Traduction française par Leuk.
I – Les origines de la production Sloaniste de masse
Une bifurcation
La centralisation de la production durant la Révolution Industrielle, et la concentration de la production mécanique dans de grandes usines, fût principalement le résultat d’un besoin d’économiser l’énergie à vapeur. D’après Lewis Mumford,
« [Le gigantisme] fût encouragé par…. La difficulté à produire économiquement avec les petites machines à vapeur. Aussi les ingénieurs avaient-ils tendance à brancher le plus possible d’unités de production sur un même arbre de transmission ou dans le rayon limité des tuyaux de la vapeur sous pression, de façon à éviter les pertes de condensations excessives. Le branchement des machines individuelles sur un seul arbre obligea à les répartir le long de l’arbre, sans tenir étroitement compte du besoin de localiser le travail lui- même. »1
L’énergie à vapeur signifiait que la machinerie avait à être concentrée en un seul endroit, afin d’extraire la plus grande utilisation d’une force motrice unique. D’après William Waddell et Norman Bodek l’usine typique, à travers le début du XXème siècle, avait des machines alignées en de longs rangs, « une forêt de ceintures en cuirs, une sortant de chaque machine, s’enroulant autour d’un long arbre de métal qui s’étendait le long de l’atelier, » toutes dépendantes de la centrale principale de l’usine.
L’énergie électrique mit fin à cet impératif. L’invention des prérequis à l’énergie électrique – la dynamo, l’alternateur, la cellule de stockage, le moteur électrique – et le développement de la machinerie de petite échelle à alimentation électrique étaient, dans le schéma de Mumford de l’histoire technologique, tout ce qui séparait l’ère néotechnique de l’ère paléotechnique précédente – l’ère du charbon, de la machine à vapeur et des Usines Sombres et Sataniques.
Si le Paléotechnique avait été un « complexe du charbon et du fer », dans la terminologie de Mumford, le Néotechnique était un complexe de « l’électricité et des alliages »3. Les caractéristiques définissant le Néotechnique étaient la production décentralisée rendue possible par l’électricité, et la légèreté et l’éphéméralisation (pour emprunter un terme à Buckminster Fuller) rendues possible par les matériaux légers.
L’électricité rendit possible l’utilisation indirecte de virtuellement n’importe quelle forme d’énergie comme force motrice pour la production : les combustibles de tout type, soleil, vent, eau, même les différentiels de température4. Comme il devint possible de faire fonctionner des machines en autonomie avec des petits moteurs électriques, plutôt que de les faire fonctionner sur le même arbre, la principale raison d’être du système d’usine disparue.
Le potentiel de décentralisation de la machinerie de petite échelle alimentée à l’électricité était un thème commun chez beaucoup d’auteurs de la fin du XIXème siècle et après. Ça et la fusion de la ville et du village qu’elle rendait possible, étaient des thèmes centraux dans le Champs, usines et ateliers de Kropotkine. Avec l’électricité « depuis peu produite par une chute d’eau et [distribuée] à domicile, où elle met en mouvement de petits moteurs d’un quart de cheval à douze chevaux, » il était à présent possible de produire dans des petits ateliers ou même dans des maisons. Libérer les machines d’une force motrice unique mit fin à toutes les limites sur l’emplacement de la production par machine. La justification principale pour cette économie d’échelle, telle qu’elle existait durant le XIXème siècle – le besoin d’économiser sur les chevaux-vapeurs – disparue lorsque la distribution de la puissance électrique élimina la dépendance à une source unique d’énergie.
L’introduction de l’énergie électrique mit la machinerie de petite échelle sur un pieds d’égalité avec la production mécanique dans La Grande Usine.
« L’introduction du moteur électrique transforma l’usine elle-même. Car le moteur apporta de la souplesse dans la distribution des ateliers. Non seulement on pouvait placer les unités individuelles où l’on voulait, non seulement on pouvait les prévoir pour un travail particulier, mais la conduite directe, qui augmenta le rendement du moteur, permit de modifier l’implantation de l’usine quand il le fallait. L’installation des moteurs supprima les courroies de transmission qui prenaient la lumière et diminuaient le rendement, et offrit l’occasion de réaménager les machines en unités fonctionnelles, sans se préoccuper des arbres et des ailes des anciennes usines. Chaque unité pouvait travailler à sa vitesse propre, partir et s’arrêter suivant ses propres besoins, sans pertes de puissance pour l’ensemble de l’usine. »
« …Le rendement des petites unités actionnées par des moteurs électriques utilisant des petites unités actionnées par des moteurs électriques utilisant le courant soit de turbines locales, soit d’une centrale, a prolongé la vie de la petite industrie. Sur le plan purement technique, pour la première fois depuis l’introduction de la machine à vapeur, elle rivalise avec les unités les plus grosses. Même la production domestique est redevenue possible grâce à l’électricité. Si, du point de vue mécanique le moulin domestique a un moins bon rendement que les énormes minoteries de Minneapolis, il permet d’échelonner la production. Il n’est plus nécessaire de consommer de la farine blanche blutée, parce que la farine fine se détériore plus rapidement et s’abîme si elle est entreposée trop longtemps avant d’être vendue et employée. Pour être efficace, la petite usine n’a pas besoin de tourner continuellement ou de produire des quantités gigantesques de nourriture et de marchandises en vue d’un marché lointain. Elle peut répondre à l’offre et à la demande locales. Elle peut travailler irrégulièrement, puisque la direction, le personnel permanent, et l’équipement sont relativement peu importants. Elle gagne sur les pertes de temps et d’énergie dues aux transports, et grâce aux contacts d’homme à homme elle échappe à l’inévitable bureaucratie des organisations plus importantes. »6
Le commentaire de Mumford sur le blutage de farine anticipa également l’importance de la machinerie motorisée de petite échelle dans le fait de rendre possible ce qui sera connus plus tard sous le nom de « production lean ».
Les méthodes néotechniques, qui pouvaient être reproduites n’importe où, rendirent possible une société où « la propagation des connaissances techniques, des méthodes standardisées, des opérations scientifiquement contrôlées diminue le besoin des transports ». La dispersion de la connaissance technique et des méthodes standardisées rendrait le transport bien moins important.7
Mumford décrivit aussi, en des termes très Kropotkinesques, « [le] mariage entre la ville et la campagne, l’industrie et l’agriculture,» résultant de l’application de techniques horticulturelles éotechniques plus raffinées et de la décentralisation de la manufacture dans l’âge néotechnique.8
Un mauvais tournant
Le cours naturel des choses, d’après Borsodi, était que le « processus de déplacement de la production, depuis la maison, au quartier, à l’usine distante » aurait atteint son pic avec « la perfection du moteur à vapeur à pistons» et se serait ensuite stabilisé jusqu’à ce que l’invention du moteur électrique ne renverse le processus et ne permette à des familles et à des producteurs locaux d’utiliser des machineries motorisées qui étaient auparavant restreintes à l’usine.9 Mais ce n’est pas comme ça que ça s’est déroulé.
Michael Piore et Charles Sabel ont parlé d’une bifurcation dans le chemin, une image qui évoquait la question de laquelle des deux manières possibles d’incorporer l’énergie électrique dans la manufacture fût choisie. La première, plus alignée avec le potentiel unique de la nouvelle technologie, fût l’intégration des machines motorisées électriques dans la production artisanale de petite échelle : « une combinaison de savoir-faire artisanal et d’équipement flexible » ou « la production artisanale mécanisée ».
Son fondement était l’idée que les machines et processus pourraient augmenter le savoir- faire de l’artisan, permettant au travailleur d’intégrer sa connaissance dans des produits de plus en plus variés : plus la machine était flexible, plus le processus serait applicable de manière large, plus il augmenterait la capacité de l’artisan à exprimer sa production.
L’autre était d’adapter les machines électriques au cadre préexistant d’organisation industrielle paléotechnique – autrement dit, ce qui deviendrait l’industrie de production de masse du XXème siècle. Cette alternative-ci impliquait de briser le processus productif en plusieurs étapes séparées, et d’ensuite substituer au savoir-faire humain des machines hautement spécialisées et extrêmement coûteuses. « Plus la machine était spécialisée – plus elle travaillait vite et moins l’opérateur avait besoin d’être spécialisé – et ainsi plus elle contribuait à réduire des coûts de production. »10
Le premier chemin, malheureusement, ne fût pas choisis de manière générale; il a été adopté seulement dans des enclaves isolées, particulièrement dans des districts industriels en Europe. Le renouveau de la production réseautée relocalisée durant la fin de l’Ère de la production de masse Sloaniste – particulièrement le réseau de fournisseurs de Toyota, et à Emilia-Romagna et dans le reste de la « Troisième Italie » – étaient basés sur une version ressuscitée de ce premier chemin.
Le second modèle, celui de production de masse, devint la forme dominante d’organisation industrielle. Les avancées néotechniques telles que les machines motorisées électriques, qui offraient un potentiel pour un processus de production décentralisé et étaient idéales pour un genre fondamentalement différent de société, ont jusqu’ici été intégrées dans le cadre d’opération de l’industrie de production de masse.
Mumford avançait que les avancées néotechniques, plutôt que d’être utilisés jusqu’à leur plein potentiel comme base pour un nouveau genre d’économie, furent à la place incorporées dans un cadre paélotechnique. Le Néotechnique n’avait pas « déplacé l’ancien régime » par « la vitesse et la résolution » et n’avait pas encore « développé sa propre forme et organisation. ». Mumford utilisait l’idée de Spengler du « pseudomorphe culturel » pour illustrer ce processus : « en géologie une roche [peut conserver] sa structure après que certains éléments en ont été érodés et remplacés par une matière entièrement différente. Puisque la structure apparente de la roche ancienne subsiste, le nouveau produit est appelé un pseudomorphe. »
« Une métamorphose analogue est possible dans la culture. Des forces, des institutions, des activités nouvelles, au lieu de se cristalliser indépendamment suivant leur propre forme, peuvent s’insérer dans la structure d’une civilisation existante…. Notre civilisation n’est pas encore entrée dans la phase néotechnique….. Nous vivons encore, comme dirait Mathew Arnold, entre deux mondes : un monde mort et un autre qui ne parvient pas à naître. »11
«…émergeant de l’ordre paléotechnique, les institutions néotechniques ont cependant, en bien des cas, composé avec lui, cédé la place, perdu leur identité en raison du poids des intérêts investis qui continuèrent à soutenir les instruments caducs et les buts antisociaux de l’ère industrielle. L’idéal paléotechnique exerce encore une grande domination sur l’industrie et la politique du monde occidental[…] Dans la mesure où l’industrie néotechnique n’a pu transformer le complexe fer-charbon, dans la mesure où elle n’a pas donné à sa technologie une base appropriée et plus humaine dans la commnauté, dans la mesure où elle a prêté sa puissance décuplée au mineur, au financier, au militariste, les possibilités de chaos et d’effondrement ont grandi. »12
« En fait, le monde industriel créé au XIXème siècle est technologiquement caduc, socialement défunt. Mais malheureusement son cadavre plein de vers a produit des organismes qui peuvent à leur tour affaiblir ou même tuer le nouvel ordre qui devait le remplacer et faire de lui peut-être un infirme incurable. »13
« les nouvelles machines suivirent, non leur propre évolution, mais celle qu’avaient tracée l’économie et les structures précédentes. »14
« En fait, dans les grandes régions industrielles d’Europe occidentale et d’Amérique, et sur les territoires qu’elles contrôlent, la phase paléotechnique est encore intacte et ses caractères essentiels prédominent, bien que beaucoup des machines qu’on emploie soient néotechniques ou aient été fabriquées avec des méthodes néotechniques (l’électrification des systèmes ferroviaires, par exemple). Cette persistance des pratiques paléotechniques montre [que…] nous continuons à adorer les dieux jumeaux Mammon et Moloch… »15
« Nous avons seulement utilisé nos nouvelles machines et notre puissance pour prolonger des phénomènes qui avaient commencé sous les auspices de l’entreprise capitaliste et militaire. Nous ne les avons pas employées à conquérir ces formes d’entreprise et à les soumettre à des buts plus vitaux et plus humains. »16
« Non seulement les anciennes formes techniques ont freiné le développement de l’économie néotechnique mais les nouvelles inventions ont souvent servi à maintenir, à renouveler, à stabiliser la structure de l’ordre ancien… »17
« Le pseudomorphisme actuel est socialement et techniquement de troisième ordre. Il ne représente qu’une fraction de l’efficacité qui sera celle de la civilisation néotechnique, pourvu qu’elle produise enfin ses propres formes, contrôles, directions et schémas institutionnels. Aujourd’hui au lieu de trouver ses formes, nous avons employé notre talent et notre invention de façon à donner un nouveau souffle de vie à beaucoup des institutions capitalistes et militaristes de la période révolue. C’est le caractère le plus évident de l’ordre présent. »18
Pour Mumford, la Russie soviétique était une image-miroir de l’Ouest capitaliste dans son intégration de la technologie néotechnique dans un cadre institutionnel paléotechnique. Malgré la promesse néotechnique de Lénine d’un combo « électrification + socialisme », l’idéal esthétique soviétique était celui de l’usine de production de masse : « l’adoration de la taille et de la puissance mécanique grossière, l’introduction d’une technique militariste à la fois dans le gouvernement et dans l’industrie… »19
Le rôle joué par l’État à faire pencher la balance
Comment est ce que les intérêts institutionnels existants ont été capables de réprimer le potentiel révolutionnaire de l’énergie électrique et de réorienter les technologies néotechniques vers des canaux paléotechniques ? La réponse est que l’État a fait pencher la balance.
L’État joua un rôle central dans le triomphe de l’industrie de masse aux états-unis.
Les subventions étatiques aux transports de longue distance furent les premiers et les plus importants apports. L’existence de grandes firmes manufacturières présupposait un marché national construit sur la base du réseau ferroviaire national. Un système national de transport de haut-volume était un prérequis indispensable aux grandes entreprises.
Nous avons cités Mumford plus haut, sur le fait que la révolution néotechnique aurait permis de substituer aux transports de longue-distance une industrialisation passant par un développement économique local. Mais les politiques étatiques firent pencher la balance dans la direction opposée : elles ont artificiellement généré un avantage compétitif pour la concentration industrielle et la distribution sur de longues distances.
Alfred Chandler, un enthousiaste proéminent de la Grande Corporation de production de masse, l’a lui-même admis : tous les avantages qu’il associait à la production de masse prenaient pour acquis l’existence d’un système de distribution de volume élevé, à grande vitesse, à fort turnover, opérant sur une échelle nationale, sans regarder si les coûts de ce dernier excédaient les bénéfices supposés du premier…
« …Les entreprises modernes apparurent pour la première fois dans l’histoire lorsque le volume d’activités économiques atteignit un niveau qui rendit la coordination administrative plus efficace et profitable que la coordination de marché. »20
« L’essor de la coordination administrative se produisit d’abord dans quelques secteurs ou industries où l’innovation technologique et la croissance de marchés créa un débit à grande vitesse et à volume élevé. »21
William Lazonick, un disciple de Chandler, décrivit le processus comme l’obtention « d’une large part de marché afin de transformer les coûts fixes élevés en coûts unitaires bas »22
Le train et le télégraphe, « si essentiels à la production et distribution à volume élevé, » étaient du point de vue de Chandler ce qui rendait possible ce flux constant de profuits à travers les canaux de distribution.23
La primauté d’une telle infrastructure subventionnée par l’état est indiquée par la structure même du livre de Chandler. Il commence avec le réseau ferroviaire et le système du télégraphe, eux-mêmes les premières entreprises modernes à unités multiples.24 Et dans les chapitres suivants il récapitule l’évolution successive d’un réseau national de commerce de gros s’appuyant sur un système centralisé de transport, suivis par un système national de vente au détail, et ensuite seulement par la manufacture de grande-échelle pour le marché national. Un système de transport national de longue-distance mène à la distribution de masse, qui à son tour mène à la production en série.
« La révolution dans le processus de distribution et production s’appuya principalement sur les nouvelles infrastructures de transport et de communication. La production et distribution moderne de masse dépendaient de la vitesse, du volume et de la régularité du mouvement des biens et messages rendus possibles par l’arrivée du réseau ferroviaire, du télégraphe et du bateau à vapeur. »25
« L’arrivée de la distribution de masse et l’essor des marchands modernes de masse représentaient une révolution organisationnelle rendue possible par la nouvelle rapidité et régularité du transport et de la communication. »26
« Les nouvelles méthodes de transport et de communication, en permettant l’acheminent d’un flux large et constant de matériaux bruts dans l’usine et de produits finis hors de l’usine, rendit possible des niveaux de production sans précédents. La réalisation de ce potentiel nécessita, cependant, l’invention de nouvelles machines et processus. »27
On ne peut pas laisser passer Chandler sans questionner son a-priori implicite (partagé par beaucoup de libéraux technocrates) selon lequel l’industrie paléotechnique était plus efficace que les méthode de production décentralisées de petite échelle de Kropotkine et Borsodi. Il ne lui vient jamais à l’esprit la possibilité que l’intervention massive de l’État, en même temps qu’elle a permis les révolutions dans la taille des grandes entreprises et dans les intensités de capitaux, aurait aussi pu faire pencher la balance entre différentes formes alternatives de technologies de production.
Tout d’abord, le réseau ferroviaire national n’aurait tout simplement jamais pu voir le jour à une telle échelle, avec un réseau centralisé de voies ferrées d’une telle capacité, sans l’État pour pousser derrière.
Piore et Sabel décrivent les dépenses énormes de capitaux, et les coûts transactionnels énormes à surmonter, afin de créer un système ferroviaire national. Non seulement les frais de démarrage du capital physique mais également ceux de la sécurisation des droits de passage, étaient « énormes » :
« Il est invraisemblable de penser que les chemins de fer auraient pu être construits aussi vite et de manière aussi étendue qu’ils l’ont été sans l’obtention de subventions gouvernementales massives. »
D’autres coûts transactionnels surmontés par le gouvernement, dans sa création du système ferroviaire, incluent la révision des Tort and Contract Law, pour par exemple exempter les transporteurs habituels d’être responsables pour toutes sortes de dommages physiques causés par leurs opérations.28
D’après Matthew Josephson, pendant 10 ans ou plus avant 1861, « les chemins de fer, surtout dans l’Ouest, étaient des ‘entreprises terriennes’ qui avaient acquis leur denrée principale à travers des subventions pures en échange d’une promesse de construction, et dont les directeurs […] créèrent des entreprises foncières en terres agricoles et de lotissements à prix croissant ».
Par exemple, sous les termes de la loi du Pacific Railroad Bill, l’Union Pacific (qui construisit à partir du Mississipi, vers l’ouest) fût subventionné de 12 millions d’hectares et de 27 millions de dollars en prêts et obligations. La Central Pacific (qui construisit à partir de la côté Ouest et vers l’Est) reçut 9 millions d’hectares et 24 millions de dollars en obligations.29
Un ingénieur nommé Judah, enthousiaste précoce de ce que devint la Central Pacific assura aux investisseurs potentiels, « ce serait faisable – si l’aide du gouvernement était obtenue. Car le coût serait terrible». Collis Huntington, le principal promoteur du projet, s’engagea dans une combinaison sordide de pot-de-vin stratégiques et d’attisement de la peur des communautés d’être contournées par le résau, afin de soutirer à une longue suite de gouvernements locaux qui inclurent San Francisco, Stockton et Sacramento des dons de « droits de passage, terminaux et sites portuaires et […] souscriptions à des stocks ou prêts allant de 150 000 dollars à 1 000 000 dollars »30.
Sans les concessions de terrains et l’achat d’obligations(prêts) ferroviaires par les gouvernements, le chemin de fer se serait sans doute développé selon les lignes initiales décrites par Mumford : beaucoup de réseaux ferroviaires locaux rattachant des communautés à des économies industrielles locales. Les interconnexions régionale et nationales de réseaux locaux, lorsqu’elles se produisaient, auraient été moins nombreuses et plus petites en capacité. Les coûts comparatifs à la distribution locale et nationale, en accord avec cela, auraient été très différents. Dans une nation de plusieurs centaines d’économies industrielles locales, avec un transport ferroviaire bien plus coûteux qu’aujourd’hui, le schéma naturel d’industrialisation aurait été d’intégrer les machines motorisées de petite échelle dans une pratique flexible de manufacture pour les marchés locaux.
À la place, l’état a artificiellement accumulé la demande pour les biens manufacturés dans un marché national unique, et a artificiellement réduit les coûts de distribution pour les personnes servant ce marché. Ainsi, il a drastiquement augmenté les aires de marchés et la taille prédominante chez les firmes. Ainsi, il a créé un écosystème artificiel où l’industrie de production en série de grande échelle était la plus « adaptée ».
Les premiers organismes à s’adapter à cet écosystème artificiel, comme le présente Chandler, étaient les réseaux nationaux de commerce de gros et de détail, avec leur dépendance à un turnover fort et à une fiabilité forte. Puis, s’appuyant sur ces derniers, étaient les grands manufacturiers servant le marché national. Mais ceux-là n’étaient « plus efficaces » qu’en termes de leur exploitation efficace d’un environnement artificiel qui était lui-même caractérisé par l’occultation et l’externalisation des coûts. Si on regarde tous les coûts cachés et externalisés qui sont absorbés dans le prix des biens produits en série, plutôt qu’imposés à la société ou au contribuable, il est vraisemblable que, dans un contexte différent, le coût général des biens produits de manière flexible sur des machines à usage polyvalent pour les marchés locaux, aurait été bien plus bas que celui des biens produit en série.
Au-delà de presque créer à elles toutes seules le marché national artificiellement unifié à prix abordable sans lequel les manufacturiers nationaux n’auraient pas pu exister, les compagnies de chemins de fer firent également la promotion de la concentration de l’industrie à travers leurs politiques tarifaires. Piore et Sabel affirme que « la politique des chemins de fer de favoriser leurs clients les plus larges, à travers des remises » fût un des facteurs essentiels à l’essor de la Grande Entreprise. Une fois en place, les chemins de fer – étant une industrie à coût fixe élevé – avaient
« Une très forte incitation à utiliser leur capacité d’une manière continue et stable. Cette incitation signifiait, à son tour, qu’ils avaient un intérêt à stabiliser le produit de leurs clients principaux – un intérêt qui s’étendait à la protection de leurs clients de la compétition qui était servie par d’autres chemins de fers. Il n’est ainsi pas surprenant que les chemins de fer aient promis des projets de fusion qui eurent cet effet, ni qu’ils aient favorisé les corporations ou trusts résultants avec des remises tarifaires. »
« En effet, vu sous cet angle, l’essor de la corporation américaine peut être interprété plus comme le résultat d’alliances complexes entre des barons voleurs du Gilded Age plutôt que comme une solution au problème de la stabilisation de marché auquel était confrontée l’économie de production en série. »31
Deuxièmement, le cadre légal américain fût transformé durant le milieu du XIXème siècle de plusieurs manières qui créèrent une environnement plus hospitalier pour les grandes entreprises opérant sur une échelle nationale. Parmi les changements furent l’essor de la loi commerciale fédérale générale, les lois générales d’incorporation, et le statut de la corporation comme personne légale sous le 14ème amendement. L’importance fonctionnelle de ces changements à une échelle nationale fut analogue à l’effet suivant, sur une échelle globale, des agences Bretton Woods et du processus GATT (des accords douaniers) : un ordre légal centralisé fut créé, un prérequis pour leur fonctionnement stable, coextensif avec les aires de marché des grandes corporations.
La fédéralisation du régime légal est associé, en particulier, avec la reconnaissance d’un corps général de loi commerciale fédérale dans Swift v. Tyson (1842) et avec l’application du 14ème amendement aux corporations comme personnes légales dans Santa Clara County v. Southern Pacific Railroad Company (1886).
Mais un autre composant de la révolution légale corporate fut la facilitation, sous les lois générales d’incorporation, de la formation de LLCs (limited liability corporations) avec un statut permanent d’entité séparée (collectivement ou granulairement) des actionnaires.
Il pourrait être avancé, comme Robert Hessen et d’autres l’ont fait32, que le statut d’entité corporate et la responsabilité limitée envers les créanciers auraient pu être achevé entièrement à travers le contrat privé. Que ce soit le cas ou non, le gouvernement a orienté le champ d’action en faveur de la forme corporation en procurant une procédure pré-faite et automatique pour l’incorporation. En faisant cela, elle a fait de la corporation la forme standard ou par défaut de l’organisation, a réduit les coûts de transaction pour sa création par rapport à ce qui aurait été le standard si elle avait été négocié entièrement à partir de zéro, et ainsi a réduit le pouvoir de négociation d’autres partis dans le fait de négocier les termes à partir desquels elle opère.
Troisièmement, non seulement le gouvernement a indirectement promu la concentration et la cartellisation de l’industrie à travers les chemins de fer qu’il a créer mais il l’a aussi fait directement à travers la loi sur les Brevets. La production de masse, comme nous le verrons en dessous, demande aux grandes organisations commerciales de pouvoir faire preuve de suffisamment de pouvoir sur leur environnement externe afin de pouvoir garantir une consommation de leur produit. Les brevets promurent le contrôle stable des marchés par des firmes oligopolistiques à travers le contrôle, l’échange et l’accumulation de brevets.33
Tout ceci étaient les conditions présentes à l’orée de la révolution de la production de masse, durant laquelle le développement de l’économie corporate industrielle commença. En l’absence de ces pré-conditions nécessaires, il n’y aurait tout simplement pas eu un marché national unique ou des corporations industrielles larges pour le servir. Plutôt que d’être adopté dans le cadre du système d’usine paléotechnique, l’introduction des machines électriques aurait sûrement suivi son cours naturel et atteint son potentiel unique : les machines motorisées auraient été incorporées dans la production de petite échelle pour les marchés locaux, et l’économie nationale aurait développé «une centaine d’Emilia-Romagnas».
Mais ce n’étaient que les conditions nécessaires de départ. Comme nous le verrons plus bas, la croissance du Grand Gouvernement(big government dans le texte original) continua à refléter celle des grandes entreprises, introduisant des nouvelles et plus larges formes d’intervention politique pour répondre aux tendances croissantes de l’économie corporatiste vers la déstabilisation, et pour protéger les grandes corporations des forces de marché qui les auraient sinon détruites.
1 : Lewis Mumford, Technique et civilisation, édition 1950 – page 204.
2 : William H. Waddell and Norman Bodek, Rebirth of American Industry: A Study of Lean Management (Vancouver, WA: PCS Press, 2005), – pages 119-121.
3 : Mumford, Technique et civilisation – page 106.
4 : Ibid., – page 202 et 203.
5 : Petr Kropotkin, Champs, usines et ateliers, ou, L’industrie combinée avec l’agriculture et le travail cérébral avec le travail manuel – pages 154., 179-180.
6 : Mumford, Technique et civilisation – pages 205 et 206.
7 : Ibid., – pages 334 et 335.
8 : Ibid., – page 234.
9 : Ralph Borsodi, Prosperity and Security (New York and London: Harper & Brothers, 1938), – page 182.
10 : Michael J. Piore and Charles F. Sabel, The Second Industrial Divide: Possibilities for Prosperity (New York:
HarperCollins, 1984) – pages 4-6, 19.
11 : Mumford, Technique et civilisation – page 235
12 : Ibid., – page 195
13 : Ibid., – page 197.
14 : Ibid., – page 215.
15 : Ibid., – pages 234 et 235.
16 : Ibid., – page 236.
17 : Ibid., – page 236.
18 : Ibid., – page 237.
19 : Ibid., – page 234.
20 : Alfred D.Chandler, Jr., The Visible Hand: The Managerial Revolution in American Business (Cambridge and London:
The Belknap Press of Harvard University Press, 1977), – page 8.
21 : Ibid., p. 11.
22 : William Lazonick, Business Organization and the Myth of the Market Economy (Cambridge, 1991), – pages 198-226.
23 : Chandler, The Visible Hand, – page 79.
24 : Ibid., – pages 79, 96-121.
25 : Ibid., – page 209.
26 : Ibid., – page 235.
27 : Ibid., – page 240.
28 : Piore and Sabel, – pages 66-67.
29 : Matthew Josephson, The Robber Barons: The Great American Capitalists 1861-1901 (New York: Harcourt, Brace & World, Inc., 1934, 1962), – pages 77-78.
30 : Ibid., – pages 83-84.
31 : Piore and Sabel, – pages 66-67.
32 : Robert Hessen, In Defense of the Corporation (Stanford, Calif.: Hoover Institution, 1979).
33 : Pour un exposé détaillé du rôle que jouent les brevets dans l’histoire industrielle américaine, allez voir mon papier précédent, “Intellectual Property: A Libertarian Critique” C4SS Paper No. 2 (Summer 2009). Regardez en particulier les citations issues de America by Design: Science, Technology, and the Rise of Corporate Capitalism – David Noble (New York: Alfred A. Knopf, 1977)